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Cover Les meilleurs films d'Akira Kurosawa

Les meilleurs films d'Akira Kurosawa selon trineor

[Possiblement des spoilers dans les descriptions.]
Quelques recommandations en pagaille pour commencer, à qui pourrait tomber sur cette page sans rien connaître de Kurosawa et voudrait se lancer sans risquer de se gâcher le plaisir par ce que je révélerai dans les descriptions. Je classe les ...

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32 films

créee il y a plus de 7 ans · modifiée il y a plus de 7 ans

Le Château de l'araignée
7.9
1.

Le Château de l'araignée (1957)

Kumonosu-jô

1 h 50 min. Sortie : 27 avril 1966 (France). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 10/10.

Annotation :

La perfection formelle, à ce stade, ça rend le commentaire difficile. Et si encore il ne s'agissait que de perfection formelle !

C'est de bout en bout l'exemple parachevé de ce que peut être du "grand cinéma" : magnifiquement narré ; renversant par l'intensité psychologique que ça déploie et par la déchéance vers la folie que ça orchestre ; somptueux par les choix de mise en scène effectués afin de transcrire et rehausser Shakespeare en un langage qui, sans jamais en trahir la substance, le réinvente décisivement par le référentiel culturel, l'imagerie et le ton ; philosophiquement vertigineux de noirceur...

Que le Japon féodal soit tout indiqué pour dépayser "Macbeth" n'est que peu surprenant ; mais où "Le Château de l'araignée" est absolument remarquable, c'est par la finesse et la cohérence des ajustements qu'il opère à sa relecture. Shakespeare en premier lieu écrivait le portrait d'une double déchéance (folie sanguinaire pour Macbeth, honte invivable du meurtre pour sa femme), ce qui le plaçait prioritairement dans une condamnation morale du crime. Kurosawa réoriente le texte vers la nature corruptrice du pouvoir ; et à cet effet, il puise à l'esthétique du théâtre nō – bien plus qu'à celle du théâtre occidental qu'il adapte – une fixité obsédante qui, du drame humain, fait passer à un symbolisme froid articulé autour de deux pôles : la représentation funeste d'Asaji, d'une part, toute entière empruntée aux figures de la mort du nō, et qui d'une Lady Macbeth rien que trop humaine fait une face radicale, venimeuse, presque abstraite du mal ; la morbidité associée aux attributs du pouvoir, d'autre part – paroxystique pendant la nuit du meurtre, dans la chambre barbouillée de sang, ou bien quand Washizu déclare sa folie seul devant son sabre et son casque orné.

À noter que les Parques qui figuraient le fil de l'existence deviennent une unique sorcière figurant l'ironie ricanante du destin, ou que le suicide de Lady Macbeth et la mort en duel de Macbeth – qui dans un référentiel moral nippon auraient constitué des actes d'honneur et non de déchéance tels qu'ils l'étaient sous la main de Shakespeare – cèdent place à une fausse couche et à une mutinerie. Finesse de la réécriture.

Visuellement, c'est somptueux. L'extrême parcimonie des gestes fait éclater par contraste la puissance pure du mouvement. Puis la forêt, la brume, le vent, les ombres, l'épure élégante des décors et de la musique : tout engloutit dans une vision de cauchemar.

Barberousse
8.5
2.

Barberousse (1965)

Akahige

3 h 05 min. Sortie : 4 janvier 1978 (France). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 10/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Celui-ci doit avoir en richesse ce que "Le Château de l'araignée" a en fulgurance. À tel point que, s'il fallait ne conseiller qu'un unique film qui porte en son sein la quintessence du cinéma de Kurosawa, je songerais à celui-ci plus qu'à sa relecture de "Macbeth" – trop glaciale, symbolique et ramassée, quel que soit son génie, pour exprimer l'ampleur politique, sociale, la variété esthétique et la chaleur humaine de son œuvre.

Ici l'on croirait voir tout Kurosawa aboutir en un film : le motif de la relation maître/disciple qui atteint sa maturité critique (l'intégrité du maître ne consistant plus dans une exemplarité consensuelle mais dans une exigence de justice radicale et socialement subversive) ; la figure du héros-médecin chère au cinéaste qui, plus que figure philosophique de l'altruisme, devient figure politique de mise en accusation de l'iniquité et de l'arrogance de classe ; l'humanisme traduit en succession de personnages adorables, de chroniques ordinaires de la pauvreté, de la maladie ou de la folie ; l'écriture bouleversante d'humanité ; l'art martial qui vient le temps d'une scène mêler son sang au cinéma social ; puis évidemment, la collaboration avec Mifune, peut-être plus belle qu'elle n'avait jamais été, juste avant de prendre fin.

Le film dure trois heures, mais trois si pleines et admirablement segmentées qu'elles n'en paraissent pas deux. En comparaison des "Sept Samouraïs" qui m'a toujours paru s'étirer à ne plus finir, "Barberousse" par la variété de ses sous-intrigues et des vies qui s'y racontent, fait l'impression d'un petit film-monde, où fourmille ce que les personnages laissent à deviner derrière eux.

Le segment du "petit rat" arrachera des larmes à une pierre. Ceux de la jeune fille prostrée ou du mourant se rappelant la femme et l'enfant perdus éblouiront tout amoureux de cinéma par la beauté des procédés de mise en scène – décors effacés, abstrayant une scène de tout moment et de tout lieu pour n'y fixer qu'une pure image émotionnelle du souvenir ; regard découpé dans l'ombre par un éclat de lumière ; rendu saisissant des corps, des textures, des distances, de la température, de la proximité : le noir & blanc est si renversant de beauté, si magistralement étudié qu'en un sens il allait de soi que Kurosawa, ne pouvant dépasser ce stade, aille vers la couleur par la suite.

Sans doute, avec le "Seppuku" de Kobayashi, le plus beau film à avoir fracassé les valeurs féodales au nom de la justice sociale.

Rêves
7.5
3.

Rêves (1990)

Yume

1 h 57 min. Sortie : 11 mai 1990 (France). Drame, Fantastique, Sketches

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 10/10, l'a mis dans ses coups de cœur et a écrit une critique.

Annotation :

La beauté à l'état pur.
Par manque de place, je n'évoquerai ici que quatre des huit segments ; cf. ma critique pour annotation plus complète.

Ça s'appelle "Rêves" mais ç'aurait pu s'appeler "Visions" tant on sent que la démarche de Kurosawa consiste à donner vie à une série de fulgurances picturales. Dès le générique, la musique (digne d'une orchestration de Debussy) prélude à l'oreille du ravissement que tout le film, de merveilles en cauchemars parfois indistinctement mêlés, va poursuivre pour les yeux. Le sens de la couleur, de la respiration, de la lenteur emmène le génie du Maître sur ses dernières cimes de contemplation poétique.

♦ "Soleil sous la pluie" :
Un enfant avance vers ce qui pourrait être sa mort, au milieu d'un vaste champ de fleurs sauvages sous la pluie, à l'horizon duquel un arc-en-ciel surplombe une forêt, et des montagnes l'arc-en-ciel. Le plan, qui offrit au film son attirante affiche, compte assurément parmi les plus sublimes de toute la filmographie de Kurosawa. Mais le plus envoûtant, dans ce segment d'ouverture, c'est la procession lente des renards dans le bois embrumé...

♦ "Le verger aux pêchers" :
L'on tendrait surtout à retenir le ballet magnifique des esprits du verger ; je retiens la jeune fille vêtue de rose dans le matin vert, filmée par l'encadrement d'une porte, ainsi que la toute dernière expression du garçon dont on ne distingue pas s'il pleure de chagrin parce que le verger est mort, ou d'espoir parce que la jeune fille a rendu à la terre un rameau fleuri.

♦ "Le Mont Fuji en rouge" :
L'image originaire ayant animé le geste créateur est clairement ici celle du Mont Fuji rougeoyant embrasé sous l'enfer nucléaire. Mais celle que je ne parviens à me chasser de la tête, c'est l'image de la mère hurlant en pleurs sous un nuage de fumée rouge, ne sachant que faire pour protéger ses petits. Rarement j'ai vu représenter en art un tel degré d'effroi.

♦ "Le village des moulins à eau" :
À mes yeux le plus beau segment du film et, tout simplement, les vingt plus parfaites minutes de cinéma qu'ait réalisées Kurosawa. L'ondulation des algues rappellerait aux instants d'enchantement de l'esthétique tarkovskienne ; mais l'éclat des fleurs ou la voix rieuse des enfants infusent une chaleur profonde dans cette enveloppe de beauté en forme d'ode à la frugalité et à la tranquillité de l'âme.

Le générique de fin, de Mikhaïl Ippolitov-Ivanov, est d'une pureté simplement indescriptible.

Dersou Ouzala
8.3
4.

Dersou Ouzala (1975)

Dersu Uzala

2 h 22 min. Sortie : 22 décembre 1976 (France). Aventure, Biopic, Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Peut-être le film le plus déchirant de Kurosawa... et celui où l'on réalise le mieux de quelle sorte d'absolue simplicité son cinéma peut être fait.

Raconter, deux heures et demi durant, l'amitié d'un géographe russe pour un ermite adorable rencontré lors d'une expédition ; passer tranquillement les étapes les plus ordinaires d'une amitié en train de se nouer : manger ensemble, jouer ensemble, boire, rire, regarder l'autre être, vivre dans son mystère et son altérité, affronter l'adversité, se secourir ; puis laisser faire la majesté du paysage – la taïga d'abord, puis la toundra – pour envelopper cette histoire toute simple de grandeur et de beauté.

(La scène du refuge d'herbe sous le blizzard, à ce titre, devrait être montrée de gré ou de force à tout réalisateur gratifié d'un budget pour tourner dans de grands espaces naturels.)

Où l'histoire, sans rien laisser paraître, devient plus cruelle, c'est dans sa manière de retourner le rire en larmes en fin de film : car c'est du même contraste dont on s'amuse et s'émerveille un peu indistinctement tout du long de la première partie – ce contraste entretenu entre la légèreté sociable des expéditeurs et l'épaisseur méditative du monde auquel appartient Dersou – que se dessine déjà l'écart spirituel qui le sépare de la vie grégaire et, par là, le tournant tragique de la vie urbaine dans le dénouement.

Si l'on m'avait dit qu'un jour, un plan fixe sur une branche plantée dans la neige me ferait fondre en larmes... Quelque part, tout en admirant Kurosawa d'être parvenu à imprimer autant de beauté, autant de tristesse à ses images, je lui en veux : conclure dans cette espèce de désolation hivernale atroce... je lui en veux.

J'ai lu que ce film avait été pour lui celui du retour à la vie, suite à une dépression et une tentative de suicide après l'échec critique et public de "Dodes'kaden" ; et je ne sais pas vraiment, peut-être est-ce sans rapport avec la réalité des intentions qu'eut Kurosawa, mais cela me rend la fin de "Dersou" moins gratuitement cruelle de me dire qu'elle fut le témoin de ce mal-être.

Rashōmon
7.9
5.

Rashōmon (1950)

1 h 28 min. Sortie : 18 avril 1952 (France). Policier, Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 9/10.

Annotation :

« Tout était silencieux. J'ai entendu quelqu'un pleurer. Quelqu'un est en train de pleurer... Qui est en train de pleurer ? » [L'homme qui pose la question ne réalise plus que c'était lui, qui pleurait.]

"Rashōmon", c'est un de ces films qui a l'évidence immédiate des chefs-d'œuvre : par l'unité de son action (un interrogatoire), par la simplicité de son intrigue (un brigand croise un couple en forêt ; le mari fini tué, la femme dit avoir été violée, le brigand s'en défend : où est la vérité ? où est le mensonge ?), par la beauté profonde des images et des ambiances qu'il déploie et, plus que tout le reste, par la poésie qui en émane.

Au fond, cela ressemble à un conte : on y trouve un thème central (la vérité) ; une morale forte qui n'est livrée qu'au dénouement ; du fantastique, lorsqu'un mort vient témoigner le temps d'une scène de possession ; un cadre idéalisé – le procès a lieu en plein air, à la porte d'un temple, les juges qui posent les questions sont tenus hors-champ de sorte que les prévenus semblent seuls face à eux-mêmes – si bien qu'on finit par y voir un tribunal abstrait, où ce qui serait mis en jugement ne serait pas tel homme, telle femme, mais l'âme humaine.

Et où l'on retrouve à la fois la rigueur morale et la bienveillance de Kurosawa, c'est que n'ayant rien cherché à alléger de la bassesse de ses personnages (à la périphérie du mensonge, le film traite de la brutalité, de la jalousie, du mépris social, du sexisme...) et ayant effeuillé une à une les fausses apparences jusqu'à ce que reste le spectacle désolant d'un monde où la vérité est une cause perdue, où et les vivants et les morts mentent, irrépressiblement, sitôt qu'il faut préserver l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes... eh bien, que cet humain engoncé dans la tromperie se sauve sur un acte de bonté.

Cette décision finale de Kurosawa est magnifique : elle bouleverse absolument la signification morale du film. C'est qu'au moment où l'on réalise que le bûcheron lui-même mentait, on se met à croire que le dernier mot sera au vice, la dernière note au pessimisme ; mais alors le bûcheron adopte l'enfant, dans un geste sans nulle contrepartie possible – et dont la sincérité apparaît dès lors, pour la première fois, indubitable – réhabilitant finalement l'homme en même temps qu'il désavoue la parole au profit de l'action : s'il ne faut attendre la vérité des témoignages, du moins peut-on compter sur la vérité des actes.

Aussi : on croirait la musique composée par Ravel.

Ran
8
6.

Ran (1985)

2 h 42 min. Sortie : 20 septembre 1985 (France). Drame, Historique

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 9/10.

Annotation :

La splendeur faite film.
Y a-t-il même besoin de dire plus que ça ?

"Le Roi Lear" de Shakespeare à l'histoire.
Une maestria des couleurs à peine croyable.
Le souffle terrible de la fatalité et la poésie qui parcourent le tout.

Du grand cinéma, de bout en bout, riche de toute son inspiration théâtrale et de sa filiation expressionniste : il faut voir les peintures préparatoires de "Kagemusha" et "Ran" pour prendre tout à fait la mesure du génie qui a accouché de ces œuvres.

Kagemusha - L'Ombre du guerrier
8
7.

Kagemusha - L'Ombre du guerrier (1980)

Kagemusha

3 h. Sortie : 1 octobre 1980 (France). Drame, Historique, Guerre

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 9/10.

Annotation :

Je ne savais pas dans quel ordre placer "Ran" et "Kagemusha", tant dans ma tête, ces films forment un diptyque inséparable.

Il n'y a quasiment aucune des qualités que je trouve à l'un que je ne trouve aussi à l'autre : la même splendeur esthétique, le même souffle tragique, la même poésie. Même l'écriture, alors qu'elle n'est pour une fois pas adaptée de Shakespeare, a l'air plus shakespearienne que jamais.

Peut-être, s'il fallait vraiment distinguer : "Ran" me paraît supérieur lorsque je pense aux couleurs, "Kagemusha" lorsque je pense à l'ampleur tragique du dénouement.

Les salauds dorment en paix
8
8.

Les salauds dorment en paix (1960)

Warui yatsu hodo yoku nemuru

2 h 31 min. Sortie : 4 septembre 1960 (Japon). Film noir

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 8/10.

Annotation :

"Hamlet', en plus nihiliste – ce qui est donc possible – et accessoirement le sommet du film noir selon Kurosawa.

Pourtant, celui-ci, il a fallu m'y prendre à plusieurs reprises pour en cerner la portée. Au premier visionnage, je l'avais trouvé laborieux, trop sinueux sans doute, et très froid – impression dont je réalise, à y repenser, qu'elle n'est pas tant due à la complexité de l'intrigue qu'au choix de maintenir mystérieuses pendant toute la première moitié du film l'identité réelle et les intentions du personnage de Mifune, bien plus faciles à cerner si l'on sait d'emblée que le film adapte Hamlet.

Et comme pour "Le Château de l'araignée" et "Ran", Kurosawa fait à nouveau la démonstration édifiante de l'aisance avec laquelle il tient la crête entre respect et réinvention, et de l'intelligence qu'il met à dépayser Shakespeare pour en revivifier le sens et pour en étendre le propos.

Ici donc ce n'est plus au royaume de Danemark qu'il y a quelque chose de pourri mais dans le milieu des affaires ; et ce qu'il y a d'incroyable, c'est que de cette transcription, Kurosawa trouve matière à aggraver le propos shakespearien sur la corruption : l'injustice ne se rattache plus à la fatalité ni au destin, mais à la voix d'un homme au bout d'un téléphone qui a machiné le mal sciemment ; le dénouement renversé, d'une noirceur absolue, sans réserve, sans allègement ; puis le titre si impeccablement sous-pesé – l'idée que la seule menue victoire de la justice, au milieu de ce glauquissisme règne du crime et de la corruption triomphants, sera que les salauds aient été rien que quelques nuits empêchés de dormir en paix.

Mais ce coup de fil final... c'est quand même vertigineusement odieux, ce coup de fil final ! L'on croit avoir atteint le fin fond du cynisme, et là cette idée, qui a l'évidence du génie, et qui te fait comprendre d'un coup que tu ne touchais encore que la surface.

Enfin il y a la qualité formelle, constante.
Un cinémascope élégant ; une mise en scène au cordeau, sobre ; tout un travail d'ambiance soutenu par la créativité et la vigueur du montage (avec ses coupures de presse), par la finesse des jeux de lumière (capables de signifier l'inhumanité de personnages du seul usage fait d'un contre-jour glaçant) ou la qualité des décors (l'usine désaffectée, crépusculaire) : tant qui contribue à faire épouser à l'esthétique la noirceur du récit.

L'Ange ivre
7.7
9.

L'Ange ivre (1948)

Yoidore tenshi

1 h 38 min. Sortie : 6 février 1991 (France). Policier, Drame, Romance

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 8/10.

Annotation :

L'occupation américaine d'après-guerre exige du cinéma japonais un réalisme social enclin à l'autocritique : Kurosawa transfigure la contrainte, rencontre le comédien qui deviendra son compagnon de route pour vingt ans et se livre à leur première incursion dans le film noir, par un tel coup d'éclat qu'il leur faudra presque une quinzaine d'années de maturation pour remmener le genre sur des sommets comparables, avec "Les Salauds dorment en paix" puis "Entre le ciel et l'enfer".

Ne serait-ce qu'en termes d'esthétique et d'ambiance, la rupture avec la filmographie des débuts est criante : contrastes durs, traits tourmentés, plans finement découpés, scène de fièvre délirante à la croisée du "Chien andalou" de Buñuel et des "Fraises sauvages" de Bergman, atmosphère poisseuse et suffocante, etc. Beaucoup considèrent qu'à partir de ce film seulement l’œuvre de Kurosawa prend une tournure remarquable ; et quoique je ne me range pas à ce jugement – le "Merveilleux Dimanche" de l'année précédente me paraissant déjà une réussite artistique notable –, je ne peux que comprendre l'éloge.

Le trait de génie décisif, au-delà du face-à-face magnifiquement orchestré entre les personnages de Mifune et Shimura (un jeune yakuza refusant d'admettre sa tuberculose et le médecin tentant de le soigner), tient à l'omniprésence de la marre polluée, d'une part – cloaque érigé au rang de personnage à part entière tel un reflet du malheur où s'enfonce Mifune – et, fulgurance poétique sublime d'autre part, à la percée mélancolique que filera tout le film autour du joueur de mandoline qui couvre de ses notes la laideur des bas-fonds.

La critique virulente portée contre les valeurs traditionnelles et contre l'héritage féodal – ici perpétué par les yakuzas – en ceci qu'ils entretiennent l'injustice et la négation de l'individu, sera par la suite une constante : du "Duel silencieux" à "Ran", "Kagemusha", "Le Château de l'araignée", "Barberousse" ou de façon posthume "Après la pluie". Mais cette représentation n'est pas sans nuance : le mépris de la faiblesse, le virilisme, l'honneur martial, s'ils sont montrés dans leur bêtise et leur hypocrisie, le sont aussi en une sorte d'absurdité tragique non dénuée de grandeur, à travers le personnage de Mifune dont la fierté excessive aspire à une certaine dignité face au malheur.

Le tableau que fera Kurosawa du Japon féodal restera tributaire de cette double composante : révoltant, cruel, mais aussi majestueux et puissamment poétique.

Le Duel silencieux
7.2
10.

Le Duel silencieux (1949)

Shizukanaru kettô

1 h 35 min. Sortie : 13 mars 1949 (Japon). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Toshirō Mifune est dans la place, et sur seize films tournés avec Kurosawa (dont combien de chefs-d’œuvre), préciser que c'est dans celui-ci qu'il fait la démonstration la plus étourdissante de son talent constituera déjà en soi – je l'espère – un éloge dont quiconque lira ceci prendra la mesure.

Dans l'ordre de réalisation, le film suit directement "L'Ange ivre".
Et il en reprend si bien le ton écorché, l'esthétique de film noir, le thème, les dilemmes moraux, qu'il y aurait matière à les regarder d'un bloc comme un diptyque autour de la médecine – où ce qui deviendra le personnage de Barberousse se dessine déjà, que ce soit par la rudesse bienveillante de Shimura dans "L'Ange ivre" ou par l'intégrité scrupuleuse de Mifune ici dans "Le Duel silencieux".

Cette fois, le médecin est le malade.
Et toutes, absolument toutes les injustices du destin vont s'abattre sur lui, alors que lui met un point d'honneur à être le bonhomme le plus irréprochable au monde. Le malheur s'acharnant contre l'être vertueux : schéma qui sous la main d'à peu près n'importe qui eût versé dans l'accumulation outrancière, voire peut-être dans l'effet comique involontaire ; ici, on est dans l'émotion pure. D'une part, parce que tout s'y enchaîne selon une logique implacable ; parce que la souffrance endurée apparaît comme le tribut sublime payé pour ne pas ployer, et demeurer un homme juste envers et contre toute l'injustice du monde ; enfin, parce que les motifs moraux du héros, la profondeur de son chagrin ou la force avec laquelle il se rabat vers son métier et ses patients pour expugner sa peine, sont scrutés de fond en comble, avec le détail et la finesse qu'il fallait à leur crédibilité.

Deux scènes en particulier m'ont fendu l'âme.
Lors de la première, Mifune s'entend annoncer qu'un petit garçon adorable, dont la guérison tenait les espoirs du spectateur depuis le début du film, est remis sur pieds et s'apprête à quitter l'hôpital, et qu'il voudrait avant cela le remercier d'avoir pris soin de lui : le médecin s'efforce donc de sourire pour aller saluer l'enfant... sauf qu'il vient de vivre à la scène immédiatement précédente le pire crève-cœur de sa vie. Et l'instant, qui était attendu comme une consolation, devient une tragédie muette.

La seconde est l'ahurissante prise en plan-séquence de Mifune, lorsque son personnage, jusque là dans la retenue émotionnelle, rompt soudain pour laisser éclater son amertume et son chargrin.

Poignant, de bout en bout.

Après la pluie
7.4
11.

Après la pluie (1999)

Ame agaru

1 h 31 min. Sortie : 3 mai 2000 (France). Drame

Film de Takashi Koizumi

trineor a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

À l'honneur, préférer la bonté.
Sans doute est-ce le message le plus fervent et le plus enraciné de toute la filmographie de Kurosawa ; avec "Après la pluie", ce devient le dernier des derniers.

Alors oui, je sais.
Ce n'est pas à proprement parler un Kurosawa... meuh bon. Pensé par Kurosawa, écrit par Kurosawa, dédié à Kurosawa, réalisé par le premier assistant de ses dix dernières années – soit probablement l'homme sur terre à avoir fréquenté au plus près le style de l'ultime Kurosawa... franchement, est-ce qu'on est loin du film posthume ? Et simplement : quel film !

Takashi Koizumi est un réalisateur de grand talent. À qui voudrait s'en persuader, je ne peux que recommander chaleureusement "Une lettre de la montagne" – preuve faite film, à opposer à tous les contempteurs du cinéma "esthétisant", que l'humilité du geste et la simplicité de l'intention peuvent côtoyer un soin éblouissant porté à la beauté des plans. Pour ce qui est de "Après la pluie", le style de Koizumi, manifestement désireux de donner vie au projet en approchant tant que possible ce qu'aurait été la version de son maître, se coule avec déférence dans le style de Kurosawa. En ce sens, certains – à ce que j'ai pu lire – ont regretté une démarche artistiquement impersonnelle ; j'y vois pour ma part une démarche pétrie d'amour, d'admiration, qui déjà disent en soi quelque chose d'éminemment personnel.

Il faut relever la suavité de la musique, exploitant les timbres des bois dans des orchestrations élégantes dont les caresses rendent grâce tant au mystère de la forêt qu'à la fraîcheur du matin, filmés avec un délice évident. Et si Koizumi ne parvient à restituer tout à fait le génie avec lequel Kurosawa filmait ses scènes d'intérieur, les extérieurs, eux, sont rendus magnifiquement.

Au scénario, ce doit être à la fois le script le plus modeste écrit par Kurosawa, et l'un des plus spontanés, limpides, radieux. Le plaisir consiste pour l'essentiel dans l'exploration du personnage d'Ihei, détournement atypique du rōnin transformé en figure calme, tout de prévenance et de gentillesse, cachant ses talents redoutables sous des atours insignifiants. Quelque part entre le charisme de Sanjuro, la délicatesse de Kinji l'Idiot, l'indifférence aux honneurs de Barberousse et la tranquillité de Dersou, Kurosawa dessine en un personnage l'altruiste qu'il esquissait depuis toujours.

L'arrière-propos discret sur la gratitude d'avoir vécu sonne évidemment avec une émotion particulière.

Vivre
8.1
12.

Vivre (1952)

Ikiru

2 h 23 min. Sortie : 31 août 1966 (France). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 7/10.

Annotation :

Deuxième incursion dans le mélodrame à la Frank Capra – après "Un Merveilleux Dimanche" – et deuxième franche réussite.

À nouveau des balançoires, des rêves dans les têtes, le destin qui tend à tout détruire et la force d'âme qui le surmonte, pour faire du mal un encouragement à vivre intensément. Un fonctionnaire sans envergure apprend qu'il a un cancer et cherche ce qui redonnerait sens à sa vie. Ç'aurait pu tomber à tout instant dans le tire-larme misérabiliste, au lieu de quoi l'on se trouve face à un sommet d'émotion : tout en dureté, tout en justesse.

Et pourtant, Shimura ne retient rien : ça tremble, ça sanglote, limite si ça ne morve pas... on est dans la prestation lacrymale à souhait. Mais ce qui me frappe, ce n'est pas tant la compassion que le film suscite chez le spectateur que celle qu'il refuse à son personnage à l'écran. Tout au plus le vieil homme a-t-il droit, rien qu'une fois, à une oreille confidente, lors d'une scène dans un bar à l'ambiance profondément recueillie ; et cette oreille, c'est celle d'un inconnu, écrivain d'un naturel lui-même pessimiste. Pour le reste personne – ni sa famille, ni ses collègues, ni la fille avec qui il retournera une dernière fois aux fêtes et aux plaisirs de jeunesse – ne veut avoir quoi que ce soit à faire avec son chagrin de mourant.

Jusqu'à la caméra assume cette insensibilité, lorsqu'elle joue de façon virtuose, pleine de génie et d'entrain entre deux plaintes pathétiques de Shimura (impressionnante réalisation lors de la scène festive dans le cabaret), matérialisant le regard que tous portent sur cet homme : leur vie à eux continue, et ils n'ont pas envie de communier à ses larmes, elles gênent ; c'est à lui de quitter les larmes pour revenir communier à la vie.

À quelques reprises, tout juste, je me suis dit que Kurosawa forçait un peu le trait sur la solitude de son personnage et l'insensibilité du monde à son égard, qu'en réalité personne ne se montrerait si froid avec un vieil homme si triste. En y repensant, j'en suis moins convaincu ; mais ce qui est certain, c'est qu'il y a quelque chose de mémorable – de la part d'un cinéaste qui a toujours été si enclin par ailleurs à la compassion – à faire un film sur la fin de vie qui vibre entier du mot d'ordre : « cesse de chouiner, et vis ! »

À relever : l'intelligence de la structure narrative, avec son ellipse qui laisse le grand moment clé "hors-champ" pour lui préférer un dernier acte rebattant le point de vue de façon inattendue.

Entre le ciel et l'enfer
8.4
13.

Entre le ciel et l'enfer (1963)

Tengoku to jigoku

2 h 23 min. Sortie : 9 juin 1976 (France). Drame, Thriller

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 7/10.

Annotation :

Le film noir érigé en film politique.
Et un sommet de ciselage de l'écriture et du suspense.

L'enquête de la deuxième partie ne parvient pas à maintenir le niveau d'ingéniosité et de tension de l'intrigue du rapt et de la rançon en première partie, et dans son ensemble le film s'étire plus que de raison sur ses quasi deux heures et demi... mais il n'empêche : quelle audace dans la construction !

À l'écriture, donc, prendre le parti de déjouer ainsi en permanence ce que le spectateur croit acquis, relancer sans cesse l'intrigue où on ne l'attend pas, oser une telle césure en milieu de film – faisant purement et simplement basculer d'un genre à un autre – et, dans cette averse de rebondissements, réussir à développer de façon pertinente les dilemmes mis en jeu et les sentiments mutuels que les personnages nourrissent les uns envers les autres, c'est tout de même assez impressionnant.

À la mise en scène : l'élégance habituelle, beaucoup de finesse, un souci tout particulier porté au choix des valeurs de plan pour exprimer visuellement le doute, la honte, la colère, l'isolement... Puis toute une série d'images marquantes, que ce soit par teneur politique (le motif filé de la richesse ostentatoire qui surplombe les quartiers pauvres ou, bien sûr, ce dernier plan du rideau de fer qui s'abat, comme s'abat sur nous le sentiment soudain, inattendu, du gâchis, de la vacuité du spectacle judiciaire retourné d'un coup en farce macabre et hypocrite) ; mais aussi, plus surprenamment, par teneur poétique, lors d'une scène dont l'objet (deux corps trouvés par les enquêteurs) tranche avec l'ambiance (un jardin en fleurs niché sur un bord de mer paisible).

Le talent propre du film est là : dans sa capacité à désamorcer le sentiment du spectateur pour le prendre à revers. Et, ce faisant, par-delà ce qu'il peut y avoir de divertissant au jeu du suspense, faire du film de genre un authentique déclencheur de malaise et de pensée.

Un merveilleux dimanche
6.9
14.

Un merveilleux dimanche (1947)

Subarashiki nichiyôbi

1 h 48 min. Sortie : 25 juin 1947 (Japon). Drame, Romance

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Kurosawa fait du Frank Capra, et franchement, même si je préfère – limite par principe, un peu bêtement – quand il n'est pas dans la redite du cinéma américain, faut avouer que c'est pas loin d'être aussi bon que Capra.

L'histoire de ce petit couple d'amoureux sans le sou défiant le sort et la misère dans un Tokyo d'après-guerre en ruines n'est pas sans aller avec son lot de péripéties simplettes et de bons sentiments poussant parfois l'optimisme dans des retranchements un peu forcés ; mais le contrepoint que donne à cet optimisme le récit lucide des injustices quotidiennes, du découragement, des belles intentions sapées par le fardeau de la pauvreté, permet au film de mettre en place – discrètement, derrière son apparente légèreté de ton – un traitement riche, émouvant et surprenamment profond du problème qu'il se pose : le malheur peut-il mettre à bas la joie de vivre chez qui est farouchement résolu à la garder ?

Cette question, qui fait du film bien plus qu'une simple bluette superficiellement réconfortante, le parcourt de bout en bout sans jamais céder, y compris dans le dénouement, aux sirènes d'une résolution facile : là où la scène de l'orchestre invisible aurait pu enfoncer allègrement les bornes de l'optimisme béat et basculer dans la niaiserie, elle marque au contraire en ce qu'elle exacerbe terriblement la détresse des personnages. « Il faut y croire ! » crie Masako en pleurs, adjurant Yuzo de continuer à mener l'orchestre absent, tandis que lui ne parvient plus à savoir s'il s'agit encore de réenchanter le réel par le pouvoir indéfectible de l'imagination, ou si ce n'est plus qu'une farce sinistre. Espérer, même à vide, même insolemment, jusqu'au ridicule, est devenu une question de survie morale. Et que ce soit par une rupture du quatrième mur – lorsque Masako, se tournant vers l'écran, s'exclame : « aidez-nous à rêver nos rêves ! » – que le spectateur invité à encourager Yuzo de ses applaudissements devienne le vecteur du réenchantement, cela dit assez de quelle fonction précieuse le cinéma est ici investi : réaffirmer que c'est l'intention dans le regard qui fabrique le réel, et nous dire qu'ayant une fois pleuré ou ri dans l'obscurité d'une salle de fantaisies qu'au grand jour nous aurions regardées avec mépris, nous n'aurons plus jamais droit de regarder pareil.

À noter que la musique, de Mozart à Bizet en passant par la place centrale dédiée à Schubert, est utilisée de façon ingénieuse, parfois à contrepoint de l'émotion.

Dodes'kaden
7.7
15.

Dodes'kaden (1970)

Dodesukaden

2 h 20 min. Sortie : 6 novembre 1974 (France). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Film social expérimental dont l'échec critique et public a, du moins pour partie, valu dépression et tentative de suicide à Kurosawa. Si c'en a effectivement été la cause principale, il y a quand même de quoi se demander : comment a-t-il cru un instant, le Sensei, qu'un film pareil pourrait faire un succès ? Je veux dire... c'est brillant, mais c'est quand même, et de loin, son film le plus perché.

On parle d'une bulle d'espace-temps complètement surréaliste, coincée quelque part entre désolation post-apocalyptique, terre devenue jaille, ambiance de cauchemar à moitié lynchienne, et grand vent de tendresse et de chaleur humaine on ne peut plus kurosawaïen. Là-dedans, se côtoient un adolescent qui se prend pour un tramway, une nymphomane, un vieillard philanthrope, un père de famille aimant mais sans le sou, un fou vivant avec son fils malade dans une carcasse de voiture au milieu d'une décharge où il passe son temps à s'imaginer de belles villas... et puis d'autres, encore, pris dans ce tourbillon d'histoires.

Et si peut-être je trouve le film trop éclaté, il me paraît regorger de qualités uniques au sein de la filmographie de Kurosawa : déjà, ce fut son premier en couleur, et on y sent comme il repense de fond en comble son rapport à l'image, au décor, au cadre ou à la valeur symbolique des éléments cadrés, de façon à réarticuler tout son langage autour de la couleur.

Puis il y a cette représentation de la pauvreté qui, à mon sens, reste tout à fait singulière dans son œuvre, en ceci que sur ses autres films se maintient toujours une rupture entre la pauvreté qui, même rude, épouse la beauté ("Un Merveilleux Dimanche", "Barberousse", "Dersou Ouzala", "Le Village des moulins à eau", "Après la pluie") et la misère qui est irrémédiablement hideuse et dégrade tout ("L'Ange ivre", "Chien enragé", "Les Bas-Fonds").

"Dodes'kaden", en revanche, tient une tangente entre ces deux représentations : beauté, laideur, cruauté, gentillesse, sagesse, bêtise s'y mêlent indistinctement. Si bien que, du fait même de cette ambivalence, la façon dont l'être humain s'y dépeint m'a quelquefois désemparé voire mis mal à l'aise – d'un malaise propre à l'art qui retourne et qui questionne, j'entends.

Mais ce film est plus que seulement intrigant ; ce film est touchant. Finir par la lumière du jour filtrant à travers les dessins d'enfant de l'adolescent au tramway invisible, ça dit assez quel genre d'amour et d'humanité se trame sous tout cela.

Rhapsodie en août
6.9
16.

Rhapsodie en août (1991)

Hachi-gatsu no kyôshikyoku

1 h 38 min. Sortie : 15 mai 1991 (France). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Celui-ci, je l'aime tendrement.

Sous ses airs mineurs de petit film familial sur la transmission de la mémoire et la réconciliation, Kurosawa livre l'air de rien un portrait profond et parfois puissamment poétique de la société japonaise sur trois générations. Le traumatisme de la bombe atomique y est traité avec infiniment plus de délicatesse et de profondeur que ne le traitait "Vivre dans la peur" : ici la blessure – du moins jusqu'à la scène du parapluie retourné, dont fut tirée l'affiche du film – est à chercher derrière des silences.

Il y a dans ce film une poésie de l'immobilité – revendiquée lors de la scène où la grand-mère et son amie demeurent assises face à face sans dire mot, près des rideaux ballottés par le vent venant du jardin – qui de toute évidence prend le ton d'une confidence sur la vieillesse. Il y a aussi un émerveillement pour l'enfance, assez caractéristique de son dernier cinéma (les premiers segments de "Rêves", la dernière scène de "Madadayo"), vraisemblablement lié à la perspective de la vie qui finit.

Puis il y a que "Rhapsodie en août", en plus d'être un film doux, est un film beau ; l'esthétique, qui paraîtrait d'une spontanéité presque désinvolte au premier regard, recèle à mieux y faire attention tous les petits soins d'un cinéaste qui, même sans forcer, ne sait plus faire autre chose que de belles images : l'attention portée à assortir les couleurs (autour du rouge, du vert et de l'écru), l'utilisation du mouvement environnant pour mieux rehausser l'immobilité d'un premier plan. Et toute une série de tableaux : l’œil dans le ciel rouge, les deux arbres "suicidés" sur leur lit de fleurs, le temple sur l'herbe mouvante...

Ah ! et il y a Richard Gere qui passe par là, aussi !
Ne serait-ce que pour le fun de voir Richard Gere chez Kurosawa, si ce n'est pour la tendresse et la poésie du film, faut regarder ça.

Madadayo
7.1
17.

Madadayo (1993)

Mâdadayo

2 h 14 min. Sortie : 27 décembre 1995 (France). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 6/10.

Annotation :

« Quand on y pense, comme ce fut court, ces mois et ces jours d'antan » nous dit le Sensei ; et oui, ce fut court, même cinquante ans passés à créer, trop court pour ne pas se sentir le cœur serré au moment de dire au revoir. Le film n'a d'ailleurs de véritable sens qu'abordé de la sorte : l'au revoir du cinéaste à ceux qui ont aimé et suivi son cinéma de près.

Et je crois que de cet au revoir, c'est la sérénité qui me touche le plus : celle du ton, celle du geste. La sérénité du regard qu'il jette sur la vie vécue, malgré ce qu'il reste d'inquiétude à la pensée de la mort à venir ; et sa sérénité d'artiste, aussi, qui se sait accompli face à un matériau sur lequel il n'a plus rien à prouver. Kurosawa, faiseur d'images, arpente ses cadres et ses couleurs, paisible : il filme une petite maison sur laquelle passent les manteaux rouge, blanc, rose et vert des saisons ; il filme un saule ployant sous le vent, par l'encadrement d'une porte-fenêtre ; un vieillard assis sur le seuil, regardant son jardin ; sa femme sous le saule, donnant à manger à un chat au son d'un violon ; le vieillard rêvant d'enfants qui jouent à la campagne entre des monticules d'herbes, sous un grand ciel aux couleurs irréelles. Ça n'a plus l'ambition folle des grands œuvres, de "Ran" ou "Kagemusha" ; mais ça déborde de beauté et d'aisance.

Il est notable que la relation maître-disciple – motif récurrent dans l'œuvre de Kurosawa – soit au centre des trois moments cardinaux de sa filmographie : son premier film, "La Légende du grand judo" (sur le modèle conventionnel du maître vénérable élevant le jeune en domptant sa fougue) ; celui du plein milieu, "Barberousse", pivot décisif s'il en est avant la rupture avec Mifune et l'abandon du noir & blanc (sur le modèle radicalement subverti de l'anticonformiste impétueux détournant le disciple d'une jeunesse bourgeoise bien rangée pour lui enseigner le mépris de la norme sociale au nom du dévouement à autrui) ; puis ce dernier film, enfin, "Madadayo" (sur le modèle du maître vieilli, fragile et émotif, ayant davantage besoin de la compagnie et de l'amour de ses disciples que ses disciples n'ont désormais besoin de lui).

La vulnérabilité que Kurosawa confie dans ce film, jouxtant tout ce savoir-faire dont, l'air de rien, il fait l'ultime démonstration, rend un contraste touchant. Et ce retour rêvé à l'enfance de la dernière scène : Sensei ne part pas sur son meilleur film, mais aurait difficilement pu partir sur une plus belle image.

L'Idiot
7
18.

L'Idiot (1951)

Hakuchi

2 h 46 min. Sortie : 23 mai 1951 (Japon). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 6/10.

Annotation :

Le tire-larme dans toute sa splendeur.
Kurosawa adapte Dostoïevski, et ça ne vaut pas ses adaptations de Shakespeare. Parce que bon... "L'Idiot", ça reste quand même l'histoire d'un gars qui chambarde le cœur de tout le monde par le seul pouvoir de son innocence et sa naïveté : si t'as pas le génie de Dostoïevski pour rendre ça avec l'extrême subtilité qu'il y faut afin que ça reste crédible, tu tombes instantanément dans le pathos en gros sirop, et c'est fini.

Sauf que le Sensei, n'étant pas le dernier des manches même quand il navigue à vue, réussit quand même à éviter à moitié l'écueil et à ressaisir dans le personnage de l'Idiot une de ces figures récurrentes dans sa filmographie, de l'homme bon qui parvient à tenir tête au mal sans recourir à la violence – motif commun à "L'Ange ivre", "Barberousse" ou "Après la pluie".

Enfin, à moitié seulement, faut être honnête : il y a des scènes où l’œil mouillant de Kinji, censé t'émouvoir, te donne juste envie de lui coller un pain dans les dents pour qu'il arrête avec ses airs de chien battu. Mais à côté de ça, t'as parsemées çà et là des scènes d'une beauté à te mettre tout cinéphile en PLS instantanément.

Toute la scène amenant à l'échange de regard indescriptible entre Taeko et Ayako, dans l'appartement miteux sous les combles : il y a le contexte narratif, bien sûr – une femme qui s'apprête à laisser l'homme qu'elle aime à une autre qu'elle l'estime moins souillée et plus encline au bonheur – mais il y a avant tout le génie absolu de l'atmosphère : la tempête de neige au-dehors, le vent qui siffle, les murs branlants qui laissent passer le froid, le poêle qui crache ses flammes et sa fumée, la comptine égrenée par la boîte à musique et les silhouettes qui se toisent à travers les vitres... ne serait-ce que cette scène, par l'usage fait des intervalles, de l'espace, du silence ou des regards, est extraordinaire.

Plus globalement, le tour crépusculaire que prend le dernier acte donne au tout une sorte de grandeur que les pauses outrées et la mièvrerie des deux premier tiers n'autorisaient pas. Et le film dans son ensemble atteste d'une constante de Kurosawa : gratifier ses films les plus faibles, et surtout leur dénouement, de fulgurances suffisamment exceptionnelles pour les racheter au rang de beau cinéma – dans cette lignée "Je ne regrette rien de ma jeunesse", "Chien enragé", "Vivre dans la peur"... mais "L'Idiot" seulement se rachète aussi bien.

La Forteresse cachée
7.9
19.

La Forteresse cachée (1958)

Kakushi-toride no san-akunin

2 h 19 min. Sortie : 17 juin 1964 (France). Aventure, Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 6/10.

Annotation :

Les grands absents des vingt premières places l'auront sans doute laissé deviner : le grand film d'aventure pétri d'action et d'humour est loin d'être ce que je trouve le plus à la hauteur du génie de Kurosawa. (Le manque de poésie y est pour beaucoup.)

Cependant, s'il fallait en distinguer un qui, dans cette veine, me semble le plus agréable et le plus réussi, ce serait "La Forteresse cachée" : parce que c'est drôle sans verser dans la pitrerie ; très vif et à la fois très élégant à la mise en scène ; bien plus trépidant que le trop mou "Yojimbo" ; riche en péripéties et en enjeux sans pour autant prendre les proportions démesurées et exténuantes des "Sept Samouraïs".

J'ai peu à dire, en fait : je trouve simplement ça bon parce que ça réussit tout ce que ça entreprend, sans être non plus formidable, parce qu'artistiquement parlant ça n'entreprend pas grand chose. L'aventure est énergique, les personnages fortes têtes, le ton léger et enthousiaste, les vastes décors naturels enivrants. On a droit à une course-poursuite à dos de cheval parfaitement spectaculaire, un duel à la lance qui – si l'on exclut le duel final de "Sanjuro" qui est un cas un peu particulier – est sans doute la meilleure scène de combat filmée par Kurosawa, toute en réserve et en tension avant les assauts successifs.

Donc voilà : c'est plaisant, ça a du charme.
Disons qu'entre les deux abîmes de noirceur que sont "Le Château de l'araignée" l'année juste avant et "Les Salauds dorment en paix" l'année juste après, ça a sans doute fait office de parenthèse un peu salvatrice pour Kurosawa en termes de plaisir et de fraîcheur. Le voir passer ainsi d'un pessimisme à donner le vertige à une joie d'enfant joueur, ça ne fait que confirmer pour qui aurait rien qu'un instant pu en douter l'incroyable éclectisme et la passion de tous les cinémas qui animait ce réalisateur.

Il paraît que Lucas s'en est ouvertement inspiré pour son premier "Star Wars" ; je peux pas dire que le sujet titille ma curiosité, étant donné l'indifférence profonde que je nourris envers "Star Wars"... mais bon, sait-on jamais, si d'aventure quelqu'un tombant sur ces lignes y trouve un motif pour regarder "La Forteresse cachée", ce sera un bon moment de cinéma de gagné !

La Légende du grand judo
6.7
20.

La Légende du grand judo (1943)

Sugata Sanshirô

1 h 19 min. Sortie : 25 mars 1943 (Japon). Aventure, Action, Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 6/10.

Annotation :

Le premier film de Kurosawa est donc un sympathique film de baston à la gloire du judo et de l'amitié sportive ; il est surtout, quoiqu'encore encombré d'effets grossiers, une démonstration assez éblouissante de ce que deviendra sa mise en scène.

Bon, le scénario, c'est du shōnen type avant l'heure : structure en trois temps avec initiation par le maître, tournoi, puis duel ; héros confronté à une épreuve physique/morale qui va l'amener à une révélation ; premier adversaire destiné à devenir un ami, dont la fille tombe amoureuse du héros ; véritable adversaire en arrière-plan qui se dévoile juste avant l'affrontement final... tout y passe, tout – jusqu'au flashback d'un élément clé provoquant le sursaut décisif au moment où le héros va être vaincu.

On pourrait se dire que ce n'étaient pas des clichés à une époque où le cinéma n'avait pas encore eu le temps de les rabâcher ; mais avant le cinéma, ces motifs furent ceux de la littérature... et il n'y a qu'à lire la grande fresque d'Eiji Yoshikawa, "Musashi", parue moins d'une dizaine d'années avant la sortie de ce film, pour voir qu'ils le furent avec bien plus de subtilité et d'effort mis à jouer avec le cliché pour le neutraliser.

Pour autant, cela donne au film une fraîcheur naïve qui le rend très agréable à suivre. Je croyais que cette mise à l'étrier ne vaudrait que pour son duel final réputé, filmé à flan de montagne venteux dans les hautes-herbes – et il faut admettre qu'il est splendide, par son choix d'avoir pour seul environnement sonore le bruit du vent autant que par son jeu sur les échelles entre l'immensité du ciel et la petitesse des hommes, exacerbant l'aspect dérisoire et absurde du duel à mort. Mais bien d'autres scènes mémorables, du combat introductif du maître au bord du canal à la demoiselle croisée dans l'escalier sous la pluie, montrent une mise en scène à la recherche d'un langage élégant et majestueux : à ce titre, je retiens surtout la réprimande du maître – sans musique, juste le chant des oiseaux, et ses deux portes battantes de chaque côté du cadre, ouvrant sur la ville du côté du disciple auquel est reprochée sa frivolité, et sur un jardin immobile du côté du maître.

Il est un peu dommage que certains effets – adversaires projetés absurdement loin lors des prises de judo, travellings et transitions en quête d'un dynamisme exagéré inspiré du cinéma américain de Ford, à cette époque référence de Kurosawa – n'aillent pas sans une part conséquente de kitsch.

Qui marche sur la queue du tigre...
6.5
21.

Qui marche sur la queue du tigre... (1952)

Tora no o wo fumu otokotachi

59 min. Sortie : 24 avril 1952 (Japon). Aventure, Drame, Thriller

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 6/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

Une bande de guerriers fugitifs déguisés en ascètes élaborent une stratégie pour passer un poste-frontière sans être capturés.

Ça s'ouvre sur un chant placide et le paysage majestueux de forêt de montagne où tout le film va prendre place. Tout juste si ce peut être appelé un long-métrage, avec sa durée de rien qu'une heure : ça n'a, du coup, bien sûr pas la même ambition, la même ampleur que les autres films d'époque que Kurosawa réalisera sur le Japon féodal – que ce soit "Les Sept Samouraïs", "La Forteresse cachée", "Yojimbo", "Sanjuro", "Kagemusha" ou "Ran"... Et, s'il en fallait un duquel le rapprocher, quoique les points communs de l'intrigue soient davantage avec "La Forteresse cachée" – un(e) prince(sse) à protéger, des personnages déguisés en cavale –, "Rashōmon" serait probablement le plus pertinent : par l'époque, déjà, l'un et l'autre se déroulant sous l’Ère Heian (IXème-XIIème siècles), là où les autres se rangent sous les grandes guerres internes de l’Ère Azuchi Momoyama (XVIème) ou sous la figure du samouraï errant de l’Ère Edo (XVIIème-XIXème). Et plus encore que par l'époque, par le changement de ton que l'époque induit : si les époques plus récentes se prêtent à la grande fresque historique et à l'aventure, une époque ancienne, auréolée de l'ambiance presque magique dont l'ont entourée des siècles de mystifications accumulées, se prête davantage au modèle de la fable ou du conte.

Et, comme dans "Rashōmon" – quoique l'on soit très nettement en-dessous en termes de poésie, de justesse ou d'intelligence –, c'est à cette impression de se retrouver au milieu d'un conte zen que le film donne affaire. En toute logique, cela dégage donc le charme que peuvent avoir les contes : simplicité de l'intrigue, unité de lieu et d'action, attachement au détail plutôt qu'aux péripéties, mise en place soigneuse de la morale de fin, etc. En l'occurrence, le film se déroule pour l'essentiel dans le poste-frontière, quasiment sans un mouvement, tandis que les protagonistes ont à éviter les pièges tendus par les questions du garde en chef – quelques beaux moments de tension en vue –, et le thème central – la loyauté contre les apparences – ne se dévoile que sur le tard.

La réalisation est un peu impersonnelle, le porteur fatigant de par ses exagérations de grimaces et de pitreries, les costumes pas à leur meilleur niveau, et la dernière partie autour du bol de saké trop étirée par rapport à la durée et au rythme global.

Mais ça reste très agréable.

Sanjuro
7.9
22.

Sanjuro (1962)

Tsubaki Sanjûrô

1 h 36 min. Sortie : 1 janvier 1962 (Japon). Arts martiaux

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 6/10.

Annotation :

Point fort du diptyque "Yojimbo"/"Sanjuro".
Gratifié de ce qui est sans doute le duel au sabre le plus marquant de toute la filmographie de Kurosawa.

Le charismatique Sanjuro aide une bande de gentils bras-cassés à mener le sauvetage d'un dignitaire de leur clan ainsi que de toute sa petite famille. Qu'il est classe, qu'il est beau, Sanjuro ! Si aguerri qu'il devine le scénario à l'avance et en déjoue tous les pièges !

Pour faire simple, je trouve ça à la fois plus équilibré, plus rythmé, plus léger et pourtant de plus grande portée que "Yojimbo". Il y a de l'humour, beaucoup, mais d'une certaine façon mieux manié et mieux circonscrit. Les scènes à vocation comique sont comiques, d'autres sont plus graves, et en s'abstenant d'inonder son film de seconds couteaux caricaturaux, Kurosawa s'autorise à assortir le rire d'un réel propos, que "Yojimbo" ne prenait pas encore tout à fait au sérieux : le refus de divertir par la violence.

À cet égard, le malentendu qui règne autour du fameux duel final est assez embarrassant : voilà une scène qui, après un film entier passé à ruser pour esquiver le combat, à combattre en évitant les effusions de sang ou à se repentir du sang qu'il a été inévitable de verser, nous répétant que le meilleur sabre est « celui qui reste en son fourreau », donne soudain – et de façon fulgurante – dans le geyser d'hémoglobine et le bain de sang gargouillant par gros bouillons sur le sol.

Que la scène ait pu n'être retenue que pour son procédé (rupture entre un long moment de tension immobile et un très bref instant d'extrême violence) ou pour avoir la première intégré au cinéma l'esthétique sanglante du manga dit assez la méprise : comme si l'esthétisation de la violence était ici l'intention artistique, alors qu'elle est tout le contraire ! Passer le film à nous faire languir du combat que l'on guette, à nous couper l'herbe sous le pied, à jouer avec nos attentes et, ce faisant, nous amuser. Puis venu le moment du duel tant attendu, ne plus chercher à amuser du tout : faire que la scène soit grave, tragique, et trouver un effet propre à horrifier. La voilà, l'intention : chasser la violence des attraits du chanbara pour réconcilier le chanbara avec des valeurs humanistes.

Mais probablement qu'un geyser de sang ne suffit plus à horrifier : la postérité que l'effet a connu l'a bien trop banalisé pour cela. Le sens dont Kurosawa l'accompagnait, lui, est resté sans suite.

À la fois divertissant et intègre.

Le Garde du corps
8
23.

Le Garde du corps (1961)

Yojimbo

1 h 50 min. Sortie : 25 avril 1961 (Japon). Arts martiaux, Aventure, Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 5/10.

Annotation :

Point faible du diptyque "Yojimbo"/"Sanjuro".

Le charismatique Sanjuro débarque dans un village en proie à la lutte que s'y livrent deux clans et, volant au secours des villageois accablés, infiltre l'un puis l'autre des deux clans afin de les miner de l'intérieur. Qu'il est classe, qu'il est beau, Sanjuro !

Le film est honnête, plutôt agréable, particulièrement beau à l’œil – les années 60 étant indéniablement pour Kurosawa la période de savoir-faire et de maturité la plus éclatante à la mise en scène des intérieurs filmés en noir & blanc : compositions élégamment appuyées sur la géométrie du décor, contrastes durs, netteté et grain rendant admirablement les détails et les textures.

En tant que film de genre ça a aussi le charme de ses innovations : Kurosawa importe en grande pompe l'esthétique du western dans le chanbara (et, sans le savoir, définit les contours de ce qui sous l'impulsion de Leone deviendra l'esthétique du western spaghetti) ; il impose la figure de l'anti-héros désabusé dont on ne sait jamais où il se situe exactement entre altruisme et cynisme calculateur ; puis il y a le simple plaisir de voir se dérouler une machination qui va prendre les oppresseurs au piège de leur propre violence.

Pour autant l'ensemble est long, le rythme faible, et le film refuse d'aller jusqu'au bout de sa logique : Sanjuro poussait les clans à se détruire d'eux-mêmes ; le fait qu'il finisse par intervenir activement pour massacrer le clan restant dans ce qui se veut être la scène la plus attendue et la plus excitante pour le public rend le propos de Kurosawa sur la violence assez illisible, là où "Sanjuro" un an plus tard refusera de façon nette et manifeste de faire des effusions de sang un objet de divertissement.

Ici la violence est encore peu prise au sérieux : elle est tournée en dérision, chargée d'amuser. Et si l'on évite les pitreries pénibles du Mifune des "Sept Samouraïs" – Sanjuro se démarquant par plus de sobriété et de classe – la caricature en revanche resurgit dès qu'il s'agit de faire défiler des hommes de main tous plus ridiculement patibulaires les uns que les autres.

Taillé d'une main talentueuse esthétiquement parlant, mais trop grossier dans ses intentions, trop mou dans son récit, le film fait assez figure d'incursion légère, presque désinvolte, sur le terrain du divertissement de genre. Qu'il ait su revivifier le western ne change rien à mes yeux : je préfère résolument Kurosawa poète que petit artisan du film de genre.

Les Sept Samouraïs
8.5
24.

Les Sept Samouraïs (1954)

Shichinin no samurai

3 h 27 min. Sortie : 30 novembre 1955 (France). Arts martiaux, Aventure, Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 5/10.

Annotation :

Oui, je considère "Les Sept Samouraïs" comme l'un des films les plus faibles d'Akira Kurosawa, et non seulement je ne crois pas par là troller, mais, plus que cela, je m'étonne profondément de ce que ce sympathique film de genre – sorte de "Yojimbo" hypertrophié, ayant pour seul surplus de génie de s'étendre sur trois heures et demi – soit si régulièrement mentionné au titre de chef-d’œuvre suprême de son réalisateur.

Alors certes, il y a du charisme à revendre, de la fureur, de la bravoure, du sacrifice, tout ça, tout ça... mais franchement, "Les Sept Samouraïs", chef-d’œuvre suprême de Kurosawa ? Comment est-ce que ça peut ne serait-ce qu'encaisser la comparaison avec la poésie de "Rashōmon", la splendeur visuelle de "Kagemusha" et "Ran", la ferveur émotionnelle de "Barberousse", ou l'intensité psychologique renversante du "Château de l'araignée" ?

Je ne dis pas par là que le film soit mauvais, bien sûr.
Il y a une réelle qualité de mise en scène : des jeux de poussières dans le vent, de fières bannières qui claquent, des silhouettes découpées sur le gris pâle du ciel ou au milieu du village sous la pluie, des plans de forêt savamment composés, de jeunes amants allongés sur un tapis de fleurs dans un bois, de la lumière passant sur un visage lors d'une étreinte – bref, ça a son lot d'images et de scènes belles.

Mais il y a, aussi, que je trouve à ce film un sérieux problème de rythme, d'étirement et, à intervalle régulier, d'essoufflement. Alors tant qu'à donner dans le film de sabre et d'aventure, j'avoue avoir été amplement plus diverti par "La Forteresse cachée" qui, sans certes afficher les mêmes ambitions artistiques que ces "Sept Samouraïs", offre un spectacle à la fois plus joueur, plus drôle, plus équilibré et plus trépidant.

À quoi s'ajoute un parti-pris renouvelé lors de nombreuses scènes, de direction d'acteur volontairement bouffonne : réactions outrées, diction emphatique, grands gestes, expressions faciales fortement exagérées, etc. Et si l'intention semble à l'évidence résider dans l'effet comique, cela ne va pas sans ajouter des lourdeurs parfois fatigantes sur un film si long, ni sans s'intégrer à plusieurs reprises assez étrangement à la logique de scènes plus graves, que plus de sobriété eût sans doute mieux servies.

Mal dosé, sur bien des plans.
Mais il est tout à fait possible que j'aie manqué quelque chose dans l'intention de Kurosawa, et que mon regard sur ce film soit amené à évoluer.

Scandale
6.8
25.

Scandale (1950)

Shûbun

1 h 44 min. Sortie : 30 avril 1950 (Japon). Comédie dramatique

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 5/10.

Annotation :

La BFMisation de la vie publique avant l'heure : un peintre et une chanteuse sont pris au piège d'un vil torchon annonçant à tort leur liaison adultère ; ils répliquent donc pour défendre leur réputation, avant de réaliser que la vie est une pute, que la communication médiatique est une perverse, et la justice une corrompue.

Alors c'est tout à fait honnête, ça se laisse suivre sans déplaisir, avec son lot de rebondissements, de dilemmes et de situations (exagérément) dramatiques ; mais c'est très loin de se tenir à la hauteur que laissait espérer l'introduction de Mifune peignant sur la montagne : très belle scène, présageant bien mieux que le film somme toute très ordinaire auquel l'on assiste finalement.

Toute la seconde moitié, en fait, se banalise à partir du moment où elle fait le choix – attendu – de prendre le chemin pavé de clichés du film à procès : s'enchaîneront donc, sans trop d'inspiration, et dans l'ordre convenu, pressions, refus, manipulations, audiences, et bien évidemment l'immanquable revirement de dernière minute.

En recentrant du peintre et de la chanteuse vers le personnage plus caricatural de Takashi Shimura – avocat miteux tenu à la gorge par l'état de santé de sa fille, et qui tombera rapidement dans la duplicité en acceptant d'agir contre l'intérêt de ses clients en échange d'une faveur –, le film s'enferre dans un pathos assez prévisible et bon marché qui, s'il ne manque pas d'être à quelques occasions réellement émouvant, reste pour l'essentiel relativement facile et décevant.

À ce titre, la prestation de Shimura, tout en fébrilité labiale et gros bouillons de sanglots geignards, donne un piètre aperçu de ce que sera, sur un registre tout aussi lacrymal, le jeu infiniment plus bouleversant qu'il livrera deux ans plus tard avec "Vivre".

(J'admettrai volontiers quoi qu'il en soit avoir failli verser une larme quand la fille de Shimura explique dans un sourire radieux trouver à remplir ses journées d'alitement en regardant passer les nuages et le jeu des lumières sur le jardin ; ça raconte quelque chose que tant de films n'auraient jamais idée de raconter, quelque chose de si simple et si vrai sur les moyens que l'imagination peut déployer pour remplir le vide laissé par l'ennui, et la beauté sur laquelle elle peut buter dans ses détours, lorsqu'elle laisse promener les sensations. M'enfin, une jeune fille malade... bien sûr que Kurosawa sait en tirer de l'émotion.)

Sympathique, mais loin d'être indispensable.

Chien enragé
7.6
26.

Chien enragé (1949)

Nora inu

2 h 02 min. Sortie : 12 janvier 1961 (France). Policier, Drame, Thriller

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 4/10.

Annotation :

Enquête traînante, morne et peu inspirée, d'un policier lancé à la recherche de son revolver égaré.

Le film se sauve sans surprise par la rigueur formelle habituelle de son réalisateur et, peut-être plus appréciable, par un dénouement follement réussi. Mais il faut attendre le dernier quart d'heure – à partir de la nuit où le personnage de Mifune semble se déliter tout à fait sous l'effet de la frayeur et de la culpabilité – puis une ultime course-poursuite au petit matin et un face-à-face à l'orée d'un bois au son distant du jeu d'une pianiste, pour voir rejaillir l'ampleur du génie de Kurosawa : la fatigue et l'angoisse capturées au plus près des visages ; le poids retrouvé des regards ; l'ambiance poisseuse d'une nuit d'attente et de doute distillée par l'orage, la pluie ou par l'imprécision d'une silhouette sur l'aube filmée à travers l'épaisseur d'une vitre grillagée ; puis l'utilisation splendide de la brume, des silences et de l'espace lors du dernier duel, qui marque de façon frappante la rupture entre la tranquillité de l'endroit – la nature au matin – et la violence du combat qui s'y joue. Les deux hommes enfin, allongés en sueur et en sang au milieu des fleurs, pendant qu'un rang d'écoliers passe non loin en chantant : magnifique.

Ne serait-ce que le génie qui parcourt ce dernier quart d'heure justifie à lui seul le visionnage du film. Mais en un sens, voir le suspense et le danger, l'ingéniosité et la grâce de la mise en scène s'inviter à l'écran aussi abruptement, cela ne fait que marquer plus cruellement leur absence auparavant.

La faute pour l'essentiel à un développement laborieux, chargé en détours fades et inutilement redondants, incapable de caractériser ses personnages de façon attachante et de tirer d'eux ou de leur environnement un propos et, par là, incapable de se donner une portée émotionnelle, morale ou intellectuelle consistante.

« Le monde est pourri ! » s'exclamera une adolescente en début de dernier acte, et l'on touchera là au summum de ce que le film trouve à nous dire, après plus d'une heure et demie à écumer le Tout-Tokyo – des bas-fonds aux intérieurs joliment arrangés, en passant par les rues de marché, le commissariat ou le stade de baseball. C'est dire si, pour rester dans ce que Kurosawa a su faire du film policier, l'on est loin du degré de réflexion qui imprégnera "Entre le ciel et l'enfer" ou de la noirceur inouïe que déploiera "Les Salauds dorment en paix".

Marquant par son final, mais ennuyeux.

Vivre dans la peur
7.2
27.

Vivre dans la peur (1955)

Ikimono no kiroku

1 h 43 min. Sortie : 22 novembre 1955 (Japon). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 4/10.

Annotation :

Chronique d'une terreur paranoïaque de l'atome qui vire à l'affaire Bettencourt – sauf qu'au lieu que les enfants de la vieille viennent faire chier parce qu'ils n'aiment pas voir l'héritage partir en toiles, les enfants du vieux ici viennent faire chier parce qu'ils n'aiment pas voir l'héritage partir en abris anti-atomiques au Brésil.

Quoique ni le sujet, ni le genre, ni l'ambiance ne soient en rien comparables, il me suffirait quasiment de renvoyer vers mon commentaire sur "Chien enragé", tant ce "Vivre dans la peur" reproduit à nouveau la mécanique – assez caractéristique des films les plus faibles d'Akira Kurosawa – consistant à charger un dénouement mémorable de contrebalancer tant bien que mal les insuffisances d'un développement plat et redondant.

Ici, donc, l'on soldera par une image saisissante de la folie – au cours d'une scène finale à l'ambiance crépusculaire, où le soleil irradiant à travers une vitre matérialisera l'angoisse insoutenable de l'enfer nucléaire – un film lui-même globalement insipide, et surtout terriblement répétitif : l'ensemble consistant en effet, pour l'essentiel, à tourner en boucle sur le motif du vieillard traumatisé cherchant à nier sa peur ou à arguer rationnellement de son bien-fondé. Et c'eût pu être passionnant si ç'avait été l'occasion d'une exploration psychologique approfondie ou d'une mise en question des repères de la normalité et de la folie qui eût cherché à sortir le spectateur de sa zone de confort... mais ce n'est pas le cas. Et si quelques scènes çà et là parviennent à émouvoir (notamment la supplique du vieillard, adjurant ses enfants de prendre refuge avec lui), l'essentiel reste très en surface de son sujet.

Sans doute que, dix ans seulement après Hiroshima et Nagasaki, dans un Japon où il était vraisemblablement encore tabou de trop panser la blessure, ce film dut faire l'effet de crever un abcès – et de ce point de vue, il constitue très certainement un témoignage d'époque précieux. Mais au terme de la filmographie de Kurosawa, on ne peut me semble-t-il que constater à quel point, sur le même thème, "Rhapsodie en août" parvient à déployer un langage bien plus riche, plus délicat, touchant, fin et passionnant – même si pour être tout à fait exact, l'un aborde son sujet sous l'angle du choc, là où l'autre l'aborde sous l'angle de la mémoire.

Marquant par son final, encore une fois.
Mais toujours ennuyeux.

Je ne regrette rien de ma jeunesse
6.7
28.

Je ne regrette rien de ma jeunesse (1946)

Waga seishun ni kuinashi

1 h 50 min. Sortie : 29 octobre 1946 (Japon). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 4/10.

Annotation :

Mélodrame politique chiant autour d'une femme hésitant entre couler ses années de jeunesse dans le bonheur tranquille d'une vie bien rangée, ou les sacrifier dans un engagement antifasciste face à la montée du militarisme nationaliste japonais – la fonction véritable du barda étant pour Kurosawa d'amender ses deux films de propagande belliqueuse crasse ("Le Plus beau" et "La Nouvelle Légende du grand judo") en opérant un retournement de veste à se déboîter le thorax vers l'antimilitarisme et l'éloge des Résistants pacifistes persécutés par l'impérialisme conquérant.

Il était déjà pénible de regarder Kurosawa s'aplatir de façon servile sous les attentes du régime pré-1945 – allant jusqu'à forcer le zèle pour se mettre dans les petits papiers de la censure. Eh bien il l'est tout autant de le regarder faire la danse du ventre à l'occupant de post-1945. Alors certes, pour ce que l'on sait de ses engagements personnels, ce film-ci semble correspondre bien davantage à ses convictions ; mais le désir de se faire bien voir transpire par tous les pores. Au-delà du propos – aussi univoque et biaisé en sens inverse que l'était déjà celui du "Plus beau" – ne serait-ce dès le début du film que l'utilisation de la musique : on entend jouer du Moussorgski, du Chopin, mais le film n'en fait rien, ni pour créer une ambiance, ni pour construire le sens d'une scène ; il semble s'agir uniquement de mentionner de la musique européenne, d'installer d'emblée l'éloge d'un Japon tourné vers l'Occident... non pas qu'il y ait quoi que ce soit de répréhensible à cela, mais encore ici, c'est le ton fayot qui gêne.

Après, ce n'est pas honteux non plus : la première heure est d'une platitude mortelle, mais la seconde rehausse nettement le niveau, et – plus important – le film propose de vraies qualités de mise en scène et de direction d'acteurs. La séquence de l'exil rural, avec ses longues scènes de labeur sous les injures, trouve par l'image un authentique langage du harassement et de l'émotion. Plusieurs plans frappent visuellement. Les proportions prises par l'injustice et la violence sociale ne peuvent que bouleverser. Et l'utilisation faite à plusieurs reprises de la pluie, des ombres, d'instants d'immobilité ou de silence chargés de sens marquent çà et là d'indéniables intentions artistiques.

Ça vaut mieux que "Le Plus beau", mais le Kurosawa dont l'intégrité artistique ne fait plus question ne naît que l'année suivante, avec "Un Merveilleux Dimanche" puis "L'Ange ivre".

Les Bas-fonds
6.7
29.

Les Bas-fonds (1957)

Donzoko

2 h 01 min. Sortie : 28 janvier 1981 (France). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 3/10.

Annotation :

Alors celui-ci, même après revisionnage pour m'assurer de n'avoir pas louché ni décroché la première fois, j'arrive toujours pas bien à saisir quelle durite Sensei a pu nous péter.

Sombre affaire de meurtre ourdi du fin fond d'une auberge peu fraîche, au milieu d'une bande de vils pouilleux que ces deux interminables heures de film s'évertueront à dépeindre comme très exagérément vils et très exagérément pouilleux : oui, mais le titre annonçait la couleur, me dira-t-on. Pour autant, répondrai-je, il n'annonçait pas si désespérante platitude... et "Dodes'kaden", "L'Ange ivre" ou "Après la pluie", pour n'en citer que d'autres signés de la même main, auraient infiniment mieux fait honneur à ce titre, tant le portrait dépeint des bas-fonds y est incomparablement plus nuancé, plus humain, plus riche, et surtout plus empreint de vision et de caractère d'artiste.

Parce que c'est sans doute ce qui au visionnage m'aura le plus dépité dans ce dédale sans fin de dialogues chiantissimes sans presque jamais d'attache émotionnelle, de réel objet ni de réel enjeu : mais où est Kurosawa ?! Tout juste reconnait-on sa patte visuelle – compositions de plans élégamment appuyées sur la géométrie des intérieurs, jeux de lumière autour des visages et des silhouettes, recherche du contraste le plus propre à rendre à l'image la texture des arrière-plans, le détail de la matière... Mais pour ce qui est plus essentiel, nulle trace de sa morale, de sa sensibilité : c'est tout du long glauque, misanthrope, ricanant, grinçant... et pas même grinçant au sens où s'y exprimerait une noirceur philosophique profonde, comme ce peut être le cas pour "Les Salauds dorment en paix" : car si l'on veut que le pessimisme devienne proprement une option philosophique, il faut y montrer par quelque mécanisme la vertu être inéluctablement défaite et ravalée par le vice ; or pour que cela soit possible, encore faut-il à un moment représenter la vertu – sans quoi, si tout moralement n'est que crasse, on n'a affaire qu'à l'ennuyeuse banalité du mal.

Ici, pas de dénouement splendide pour racheter la platitude : on finit comme on a commencé, dans l'ennui, face à cette bande de débiles désœuvrés se mettant à danser en faisant des bruits avec leur bouche – signe s'il en est qu'il a vraiment fallu que Kurosawa disjoncte pour pondre ce truc. Je ne connais rien de Gorki, ni de la pièce de théâtre dont le film est adapté ; et bordel, c'est pas ça qui me donne envie de les connaître !

Le Plus Dignement
4.8
30.

Le Plus Dignement (1944)

Ichiban utsukushiku

1 h 25 min. Sortie : 13 avril 1944 (Japon). Drame

Film de Akira Kurosawa

trineor a mis 3/10.

Annotation :

Pénible film de propagande à la gloire de l'effort de guerre qui, pour autant, reste nettement moins nauséabond que "La Nouvelle Légende du grand judo" et ses élans de nationalisme xénophobe : ici au moins le désir n'est pas d'alimenter des stéréotypes haineux mais de célébrer la cohésion populaire dans un temps d'adversité en rendant un hommage non dénué de tendresse à des ouvrières qui redoublent d'efforts pour soutenir leur pays.

Alors certes, ça bullshite un max – en même temps, si ça ne bullshitait pas, serait-ce de la propagande ? – et il y a de quoi enrager un peu à voir dépeindre cette ambiance de kermesse autour de qui travaillera le plus dur et fera le plus bruyamment savoir combien il en est comblé, lorsqu'on sait de quelle façon cette façade de contribution joyeuse à l'effort national fut dictée de force au petit peuple par tout moyen de culpabilisation et de pression sociale. (Nul doute, à ce titre, que le film fit sa part.)

Toutefois, pour haïssable que puisse être le phénomène à échelle des individus et de ce qu'ils ont eu à subir, ce type de propagande à échelle d'une nation paraît davantage tenir d'un réflexe de survie et mérite probablement à cet égard de l'indulgence. Il serait sans doute même avisé de relever le manque de recul qu'un film réalisé en 1944 ne pouvait qu'avoir sur son sujet, et de se demander si, plus qu'un mensonge de propagande, il n'y a pas là, peut-être, un témoignage d'époque de l'impression mutuelle que les Japonais se firent face à la guerre : n'est-il pas à envisager qu'ils parvinrent réellement à se persuader les uns les autres de leur enthousiasme avant de réaliser, plus tard seulement, la mystification collective ?

Autant de considérations qui, quoi qu'il en soit, ne changent rien au fait que le film est passablement ennuyeux, assez faible dans ses qualités artistiques, et qu'il peine évidemment à susciter une quelconque adhésion émotionnelle dès lors que les personnages des ouvrières – conséquence inévitable du bullshit – sonnent si affreusement faux.

Hautement dispensable.

trineor

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