Rêves
7.5
Rêves

Film de Akira Kurosawa (1990)

Toute la place est pour la beauté

L'écran est noir encore que toute la place est déjà pour la beauté.
Dès le générique, la musique – digne d'une orchestration de Claude Debussy – s'élève et vient préluder à l'oreille du ravissement que tout le film, de merveilles en cauchemars parfois indistinctement mêlés, va poursuivre par l'image.


J'ai souvenir, assez précisément, du choc esthétique profond que ce film représenta pour l'adolescent que j'étais la première fois que je le vis. Je n'avais à cette époque rien découvert encore d'Akira Kurosawa, et l'on m'avait dit que, tant qu'à faire, il ne fallait surtout pas commencer par là : le Maître avait signé bien des chefs-d'œuvre, mais celui-ci n'en était pas. Rien n'y fit. L'affiche me donnait obstinément envie de commencer par lui et par aucun autre. Une dizaine d'années plus tard, tandis que j'achève ma pérégrination à travers cette filmographie dont je crois pouvoir dire que, tous réalisateurs confondus, elle est à ce jour la plus enthousiasmante et la plus riche qu'il m'ait été donné d'explorer, je constate combien il me faut donner tort au conseil que j'avais reçu : de tous les grands films croisés, deux seulement – Le Château de l'araignée et Barberousse – ont égalé pareil sentiment de perfection.


Peinture & cinéma : trouver la couleur, la respiration, la lenteur.
Ça s'appelle Rêves, et ç'aurait pu s'appeler Visions tant on sent que la démarche de Kurosawa consiste à donner vie à une série de fulgurances picturales. Ici plus qu'en n'importe quel autre de ses films, par ailleurs, – plus que dans Ran, et plus que dans Kagemusha – s'exprime la parenté de son cinéma avec la peinture ou, faudrait-il aller jusqu'à dire, la gestation de son cinéma dans la peinture : puisque Rêves avant d'être filmé fut entièrement peint. (À ce propos, à qui ayant déjà entraperçu son immense talent de dessinateur serait curieux d'aller plus avant dans l'œuvre peint du Sensei, je ne peux que recommander de tout cœur le livre Akira Kurosawa : Dessins publié par le Musée des beaux-arts de Paris : de Kagemusha à Madadayo, jusqu'aux esquisses préparatoires d'Umi Wa Miteita, projet de film sur une maison de geishas interrompu par la mort du réalisateur, les planches rivalisent tout à la fois de vigueur, d'acuité, de délicatesse ; toutes grouillent de vie ; et contempler les images telles qu'elles jaillirent du premier mouvement de l'imagination en connaissant les plans finalement fixés sur la pellicule a quelque chose de profondément émouvant.)


De cette influence prégnante de la peinture sur tout le film ressort une composition caractéristique des plans – amples, équilibrés – lors des scènes clés, envisagées comme autant de tableaux vivants ; il ressort un des huit segments, entièrement dédié à l'œuvre de Van Gogh ; il ressort un désir de créer des atmosphères et un souci manifeste de liberté dans les proportions, les allures, les couleurs irréelles à imprimer au monde afin que le monde, dilaté, transformé, ne ressemble plus à rien qu'à l'émotion de l'artiste. (Kurosawa peintre était nettement expressionniste, et ce film plus qu'aucun autre traduit à l'écran cette filiation esthétique.)


Mais plus décisivement encore, il ressort une primauté radicale de la contemplation poétique sur les attraits de la narration, laquelle se traduit par un sens profond de la respiration, de la lenteur – qui, s'il propulse à mes yeux son auteur sur les dernières cimes de son génie, solde vraisemblablement par la même occasion le relatif déficit de notoriété et de reconnaissance dont souffre le film, au sein d'une filmographie qui, en partie du moins, a toujours dû sa large cote d'amour à son caractère accessible et ses incursions dans le divertissement de genre, fût-il transfiguré par le talent.


Les huit segments.
Énoncées quelques considérations vagues sur la picturalité expressionniste ou l'exigence contemplative du film, il ne me semble déjà plus y avoir de généralité pertinente à signaler : non pas que l'esthétique ici exclue le propos, ni qu'on ne puisse esquisser çà et là quelques axes thématiques transversaux d'où jeter des passerelles vers le reste de la filmographie tardive – ainsi relèvera-t-on certains motifs récurrents et l'écho qu'ils font notamment à Madadayo et Rhapsodie en août : une tendresse particulière à l'évocation de la vieillesse, où se dit la gratitude pour la vie vécue et l'attente paisible de la mort ("Le village des moulins à eau") ; un respect profond, teinté d'amour, dans la figure du maître et de l'inspirateur ("Les corbeaux") ; un regard anxieux sur le progrès technique et le devenir du monde moderne, et par là le traumatisme à jamais marqué d'une génération ayant vécu la bombe atomique ("Le Mont Fuji en rouge", "Les démons gémissants") ; un souci écologiste, enfin, qu'il ne me paraît pas tant convenir de regarder comme le fruit d'une conception politique que celui d'un sentiment quasi-religieux pour ce que la terre a de sacré, et à la racine de ce sentiment, une nostalgie de poète, de l'harmonie d'un monde originaire habité de puissances fantastiques, que Kurosawa rêve à la fois suave, enchanté et farouche ("La tempête de neige", "Le verger aux pêchers", "Soleil sous la pluie").


Mais de tels motifs tiennent davantage au travail sous-jacent de la sensibilité et à la permanence des options intellectuelles de l'artiste qu'à l'unité sciemment ordonnée d'un discours : les huit courts-métrages qui constituent le film sont délibérément éclatés – tant par la variété des couleurs et des atmosphères, que par celle des thèmes qu'ils déploient. L'intention est de transporter, de dépayser.


Aussi voudrais-je à partir d'ici me défaire de mes prétentions à la critique ou l'analyse, et dire seulement, segment par segment, quelles images ne m'ont plus jamais quitté.


"Soleil sous la pluie" :
Un enfant avance vers ce qui pourrait bien être sa mort, au milieu d'un vaste champ de fleurs sauvages sous la pluie, à l'horizon duquel un arc-en-ciel surplombe la forêt, et des montagnes l'arc-en-ciel. Le plan, qui offrit au film son attirante affiche, compte assurément parmi les plus sublimes de la filmographie de Kurosawa. Toutefois le plus envoûtant, dans ce segment d'ouverture, c'est la procession lente des renards dans le bois embrumé : la pureté du décor, du maquillage, des costumes ; la pluie calme ; la grâce énigmatique de la musique ; l'ambiguïté ambiante, entre danger de l'interdit et volupté de la scène ; mais surtout l'audace d'inscrire dans une durée si lancinante le rythme de la danse. Qui n'est pas pris au charme de la séquence, pris à l'effet de pulsation obsédant qu'elle installe, la trouvera d'un ennui mortel.


"Le verger aux pêchers" :
L'on tendrait surtout à retenir le ballet magnifique des esprits du verger ; je retiens la jeune fille vêtue de rose dans le vert du matin, filmée par l'encadrement d'une porte, le bruit des clochettes filant entre les bambous, puis la toute dernière expression du petit garçon dont on ne distingue pas s'il pleure de chagrin parce que le verger est mort, ou d'espoir parce que la jeune fille a rendu à la terre un rameau fleuri. L'assortiment des couleurs est prodigieux.


"La tempête de neige" :
L'ensorcellement naît à l'instant où paraît l'esprit qui se penche sur le rêveur frigorifié sous les traits d'une femme blême et douce – dont il est, une fois de plus, ambigu de distinguer si elle vient le protéger le temps que le soleil reparaisse, ou si elle échoue à l'emporter dans la mort parce que le soleil la chasse. Quoi qu'il en soit : que par la suavité conjointe d'une vocalise et d'un murmure, la façon de filmer des caresses ou de découper une silhouette, des paroles telles que : « la neige est tiède, la glace est chaude » parviennent à produire sur le spectateur la représentation sensorielle de la contradiction énoncée – faire réellement éprouver la chaleur d'un manteau de neige, j'entends – c'est la preuve d'une alchimie rare dans ce qui se passe à l'écran.


L'arrivée de la tempête avant cela puis l'éclaircie juste après, par ce qu'elles peuvent avoir d'ordinaire en comparaison de la parenthèse de grâce qu'elles encadrent, ne font que circonscrire plus nettement l'impression d'un temps suspendu, magique : impression d'une enceinte sacrée de l'instant où la femme se tient là. Sa disparition dans une bourrasque, évaporée dans un froissement de soie, manifeste au plus haut point le génie du mouvement qui parcourt l'œuvre de Kurosawa.


"Le tunnel" :
Seul segment qui, au langage pictural, en substitue un essentiellement métaphorique. Le tunnel par lequel doit passer le jeune officier – et où le rattrapent les fantômes de ses hommes morts au combat – peut à l'envi symboliser la guerre ou la culpabilité ; mais ce qui frappe, ici, c'est la représentation du pouvoir (régime, pression sociale) sous l'apparence d'un chien monstrueux, dont les aboiements difformes contraignent par la force à s'engager dans le tunnel, avant de revenir à la sortie pour interdire de s'en éloigner. Le tunnel, à n'en pas douter, figure l'horreur ; mais le chien – et c'est en quoi il est le plus terrible – figure l'impossibilité que l'horreur s'achève.


"Les corbeaux" :
Filmer la campagne comme Van Gogh l'a peinte : c'était parfaitement infaisable, donc évidemment il l'a fait. Reconstituant à l'écran les toiles du peintre – dont on reconnaît dans un souci de détail éblouissant les meules de foin, les échelles, les charrettes, les cyprès, les chaumières d'Auvers-sur-Oise ou le champ de blé aux corbeaux – jusqu'à transformer littéralement le paysage en peinture, Kurosawa matérialise le rêve où tout amoureux d'art a une fois déjà laissé son imagination se perdre : d'entrer promener à l'intérieur d'un tableau.


Dans le même temps, il concrétise une succession ininterrompue de plans parmi les plus visuellement saisissants de sa carrière. Mais le plus émouvant ici est sans doute l'expression admirative du rêveur posant ses yeux sur Van Gogh en train de peindre ; car c'est alors que le personnage, devant la caméra, épouse tout à fait le regard du réalisateur derrière elle : alors que vient se traduire au-dedans du court-métrage la déclaration d'amour que le court-métrage entier est déjà en lui-même, d'un cinéaste que la peinture n'a jamais quitté à celui qui personnifia la quintessence du peintre.


L'admirable justesse avec laquelle il mobilise le quinzième prélude de Chopin atteste, au moins autant que l'humilité avec laquelle il s'efface devant le style de Van Gogh, de l'infini respect que Kurosawa témoigne à ces artistes.


"Le Mont Fuji en rouge" :
L'image originelle ayant animé le geste créateur est clairement ici celle du Mont Fuji rougeoyant embrasé sous l'enfer nucléaire. Mais celle que je ne parviens à chasser de ma tête est l'image de la mère hurlant en pleurs sous un nuage de fumée rouge, ne sachant que faire pour protéger ses petits. Rarement – de ma vie, j'entends – j'ai vu représenter en art un tel degré de terreur et d'effroi.


"Les démons gémissants" :
Une terre rouge désolée, d'immenses fleurs dégénérées, des démons cannibales qui convulsent de douleur autour d'une mare de sang : l'imagerie post-apocalyptique de ce segment semble avant tout prolonger l'apocalypse du "Mont Fuji en rouge" – afin d'ajouter au traumatisme de l'enfer nucléaire celui de la terre irradiée. Le fait que l'un et l'autre se suivent produit une sorte de gradation jusqu'au point le plus ouvertement horrifique du film où, dans une plainte sourde, quelque part entre le grondement et la stridence, le rêveur à demi tétanisé veut s'enfuir mais trébuche, et trébuche encore. Par contraste, la grâce et la suavité du segment suivant – le dernier – n'en sont que plus intensément rehaussées.


"Le village des moulins à eau" :
À mes yeux le plus beau segment du film et, tout simplement, les vingt plus parfaites minutes de cinéma qu'ait réalisées Kurosawa. Nul besoin, donc, de forcer davantage l'éloge ; je fais confiance à qui lira ces lignes pour prendre la mesure de celui que je viens de formuler.


L'ondulation des algues sous la surface de la rivière rappellerait aux plus purs instants d'enchantement de l'esthétique tarkovskienne ; mais l'éclat des fleurs, la voix rieuse des enfants, l'optimisme presque insolent du propos infusent une chaleur profonde, tout à fait propre à la sensibilité de Kurosawa, dans cette enveloppe de beauté en forme d'ode à la frugalité et à la tranquillité de l'âme.


Le discours du vieillard sur la misère de l'homme moderne et la félicité des gens simples passe aux yeux de certains, à ce que je sais, pour l'habit écologiste taillé à une morale rétrograde qui dénigrerait le progrès au profit d'un autrefois fantasmé. Outre qu'il me semble difficilement soutenable de prêter un élan d'idéalisation naïve du passé à un cinéaste dont l’œuvre en a si amplement illustré les cruautés, j'admets pour ma part ne voir ici qu'une louange à l'harmonie universelle et à la sérénité, dans la plus limpide tradition de siècles de philosophie dédiés à la recherche de l'ataraxie. La façon de laisser, entre deux lignes de dialogue, respirer le balancement d'un arbre dans le vent, le clapotis de l'eau sur la rive ou le craquement d'un moulin ressemble assez, je crois, à ce que le sens profond d'une telle recherche peut avoir à entériner par l'image plutôt que par les mots.


Le générique de fin – "Dans un village", de Mikhaïl Ippolitov-Ivanov – est d'une pureté simplement indescriptible.

trineor
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le 8 août 2016

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