Vers un destin émétique sur les flots bleus de l’été

Être ou paraitre, telle est la question. Question incongrue pour celui qui écoute son ego lui dire qu’il est un être pensé et réfléchi (le “je pense donc je suis” de Descartes), un être autonome donnant un vrai sens à sa vie. Question bien plus pertinente, par contre, pour celui qui se méfie des illusions, de cette capacité qu’à le monde ou la société à nous transformer en mouton persuadé d’être libre, en bridant notre libre-arbitre sans que l’on s’en aperçoive vraiment. Un point de vue défendu par Ruben Östlund avec son nouveau film dont le titre original a l’avantage d’être limpide : Triangle Of Sadness, expression issue du milieu de la beauté, fait référence à ces rides inter-sourcilières marqueurs de notre vieillissement supposé. Un terme qui signe, en tout cas, l’importance prise par l’apparence sur le bien-être intérieur : à notre époque dominée par l’hypermédiatisation et les réseaux sociaux, l’image véhiculée est devenue plus importante que la personnalité réelle, le paraître vient de suppléer l’être sur l’échelle des valeurs.


Bien conscient que la critique sociale fait vendre – voir, pour s’en convaincre, des succès récents de films comme Une affaire de famille de Kore-Eda Hirokazu et Parasite de Bong Joon-Ho – et que l’image de pseudo subversif a bonne presse dans le monde du spectacle – cf Refn avec *The Neon Demon ou Julia Ducournau avec Titane* - Ruben Östlund fait tout son possible pour être facilement bankable : il fait dans la critique sociale facile, pour ne pas dire paresseuse (les ultras riches sont les méchants, le capitalisme est la gangrène du monde), tout en ayant recours à des effets subversifs de bas-étage (les excrétions corporelles disant combien cette existence est de la merde et ce monde à vomir) et un langage métaphorique suffisamment pauvre pour être compris par tous (le bateau et ses étages comme expression des inégalités sociales...). Qu’importe si on n’est pas capable d’être véritablement profond, impertinent ou subversif, du moment où on donne l’impression de l’être : en reprenant les ficelles ou effets en vogue dans The Square (comme le schéma de la scène centrale du diner), il tente de retrouver la posture qui a fait de lui le lauréat de la palme d’or cannoise en 2017. Une posture cynique, non créative, mais qui a le mérite d’être en adéquation avec le cynisme de son époque et l’entre-soi cannois prêt à se donner une bonne conscience (sociale) à peu de frais.


Ce cynisme ambiant, marqueur de notre époque minée par le règne de l’apparence et de l’individualisme, Östlund le saisi avec lucidité et l’installe au cœur de son film dès les premiers instants, au cours notamment de ce préambule, situé dans le milieu du mannequinat, où les personnalités influentes chassent de leur siège les anonymes et où « l'optimisme » comme « l'égalité » ne sont plus que des arguments marketings vidés de toute substance. À l’instar des films précédents du cinéaste, Sans Filtre fustige les comportements individualistes déviants, comme le culte voué à l’image et l’argent roi, tout en mettant l’accent sur notre condition d’être conditionné par notre environnement social. Avec ce jeune couple d’influenceurs non conscient d’être lui-même influencé, le film nous place face à nos contradictions et faiblesses, face à cette nature humaine qui veut paraitre libre et qui finit par obéir aux normes dictées par la société. Des thèmes universels que Sans Filtre manipule avec un esprit satirique et provocateur, reprenant notamment le schéma de la fracture sociale utilisé en son temps par Lina Wertmüller (Vers un destin insolite sur les flots bleus de l'été, 1974), pour nous alerter sur la catastrophe qui nous attend : un naufrage, à l’image de la croisière du film ! Seulement, bien que la démarche soit louable, on ne peut dissocier le fond de la forme et c’est là où le bât blesse : trop manichéen, trop répétitif, trop prononcé, voire simpliste, le film s’essouffle aussi rapidement qu’il perd en pertinence.


Une pertinence, cependant, que le titre français nous annonce d’emblée : Sans Filtre, c’est voir le monde tel qu’il est, dans toute sa laideur, dans toute son abjection. Et c’est bien ce que les images nous montrent : les matières fécales débordent des toilettes et viennent souiller les dorures du yacht, tout comme les vomissements cataclysmiques des ploutocrates... La vision que l’on a de la théorie libérale du ruissellement, sous cette caricature, pourrait être jubilatoire si la mise en image n’était pas aussi simpliste que navrante. Bien que Ruben Östlund tente, çà et là, d’instiller un semblant de complexité à son œuvre (comme ces angles de prise de vue qui mettent en relief le manque de droiture morale des nantis ; ou encore, cette alternance déstabilisante entre plans courts et scènes longues, images diurnes et nocturnes, tonalité dramatique et burlesque...), c’est bien le manque de finesse qui prédomine et empêche le film d’être autre chose qu’une satire sociale facile.


Pour qu’elle soit convaincante, en effet, un peu de subtilité est attendu pour servir le propos. Or, ici, Östlund se contente de reproduire la basique recette qui fit le succès de The Square, celle qui consiste à multiplier les situations outrageusement embarrassantes afin de mettre en relief les bassesses de ses personnages. Un procédé purement mécanique, puisque dénué d’empathie et de véritable vision cinématographique, qui n’engendre qu’une litanie de caricature aussi simpliste que lassante : les dialogues sur la nature du marxisme sont superfétatoires, les personnages ou situations sont clichés (les gens riches ou beaux qui ont des attitudes médiocres, le démocratique steak frites qui ne rend pas malade, etc.), l’étirement des séquences - procédé qui est censé faire émerger subtilement un problème sous-jacent (comme le rapport homme/femme lors de la longue scène dédiée à la note du restaurant) - ne fait qu’entretenir le surlignage intempestif qui parcourt l’entièreté du récit.


Un manque de relief d’autant plus gênant qu’il nous prive bien souvent d’un véritable regard humaniste, laissant poindre à travers l’écran une désagréable impression de misanthropie. La dernière partie, qui inverse les rapports de domination en faisant de Madame pipi la cheffe des naufragés, renforce cette impression en persévérant douteusement dans la cruauté : en ne laissant aucun doute sur l’idiotie de ces personnages persuadés d’être sur une ile déserte, en réunissant tout ce beau monde dans une médiocrité sans nuance, en se gargarisant de leur sort pathétique (la femme de l’entrepreneur, la séquence avec l’âne...)… Entre être ou paraître, Östlund visiblement a fait son choix. En étant si peu enclin à la subtilité, à l’imaginatif ou à la poésie, il prend le parti de la fausse subversion, faisant de la raillerie de ses congénères l’unique moteur de son cinéma. Tout du moins, tant que l’insuccès ne bridera pas sa carrière d'oiseau moqueur.

Créée

le 13 oct. 2022

Critique lue 463 fois

24 j'aime

12 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 463 fois

24
12

D'autres avis sur Sans filtre

Sans filtre
Rolex53
8

Idiot, mais riche

Je comprends maintenant, après avoir découvert ce film, pourquoi sans filtre a obtenu la Palme d'Or. C'est tout simplement le talent d'un réalisateur suédois, Ruben Östlund, qui réussit la...

le 17 oct. 2022

168 j'aime

4

Sans filtre
pollly
9

Avis de tempête

La croisière s’amuse Puisqu’il s’agit ici d’évoquer un film qui ne fait pas de la dentelle, allons droit au but : Triangle of Sadness est un film qui vous explosera à la tronche. Ruben Östlund...

le 2 juin 2022

64 j'aime

Sans filtre
Cinephile-doux
8

Le capitalisme prend cher

La nature humaine, surtout vue à travers ses bassesses et sa médiocrité, est le sujet préféré de Ruben Ôstlund qui n'hésite pas à pousser le curseur à son maximum dans Sans filtre (traduction oiseuse...

le 28 mai 2022

60 j'aime

12

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12