Napoléon
5.1
Napoléon

Film de Ridley Scott (2023)

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables, certes, mais non préjudiciable à une œuvre fictionnelle qui n’a pas vocation à être fidèle à la grande histoire. Pas un mot par contre sur ces moments où Napoléon fait sortir les spectateurs du film, par ses invraisemblances narratives ou son respect fluctuant envers la diégèse, ce qui, vous en conviendrez, est un peu gênant...

Projet éminemment ambitieux, le biopic sur Napoléon relève presque de la gageure : comment faire tenir sur quelques heures de péloche une vie aussi romanesque, comment rendre compte de la complexité d’un tel personnage et l’hybris qu’il incarne ?

Cela dit, il n’est guère étonnant de voir Ridley Scott s’atteler à un tel projet : car on connait son goût pour la revisite historique (son premier film,Les Duellistes, dressait déjà un portrait intimiste de l’époque napoléonienne), et son ambition à égaler les grands maîtres de son art, les Abel Gance et Serguei Bondartchouk qui ont sondé le cas Napoléon, ou même Kubrick qui l’a longtemps désiré.

Son approche est résumée par ce qui devait être son titre premier : Kitbag (ou Sac), qui vient de l’expression : "Il y a un grand général caché dans le sac de chaque soldat". Napoléon est un simple soldat qui arrive au sommet presque par hasard, enfilant un costume pour lequel il n’était pas forcément taillé. Son biopic va ainsi s’atteler à dépeindre le personnage en le dépossédant de son aura, de sa gloire, afin de questionner sa place réelle dans la grande histoire : Napoléon est-il un usurpateur ? Que reste-t-il de lui, une fois le bicorne tombé et le décompte de ses morts calculés (ce qui sera fait d’ailleurs à la toute fin du film) ? Pas grand-chose, ou alors quelque chose de très fragile, semble nous dire Scott, comme le symbolise la “rencontre” étonnante avec le pharaon en Egypte : personnage ridicule (il a besoin d’un marchepied pour être à la hauteur de la momie), sa gloire est semblable à ce sarcophage qui, une fois ouvert, ne contient qu’une forme altérable, inconsistante, susceptible de tomber en poussière.

Clairement, pour Scott, la place de Napoléon dans l’Histoire relève de la farce, et c’est bien pour cela que son biopic ne va pas lésiner sur les moyens pour déboulonner la statue de l’Empereur afin de le rendre à son état risible ! Ainsi, on va le découvrir comme un soldat malhabile et chanceux, piquant des colères sur le champ de bataille, ou comme un être immature dans sa vie privée, encore fourré dans les jupons de sa mère ou agissant en ado candide et libidinal envers son épouse.

Un traitement caustique qui sert le film dans sa dénonciation de l’absurdité guerrière, comme le souligne la prise d’une capitale Russe vide en hommes et pleine de fiente d’oiseaux, mais qui paradoxalement le dessert en rendant certains passages incompréhensibles : comment un individu aussi ridicule a pu remporter autant de victoires ? Où se trouve le génie militaire, pourtant annoncé dans quelques lignes de dialogues ? Les mêmes incohérences émaillent également la relation toxique qu’il entretient avec Joséphine, comme lorsqu’il rentre précipitamment du front à cause des infidélités de cette dernière : il met ses affaires dehors avant de l’accueillir dans la seconde qui suit, il est tantôt tyrannique avec elle, tantôt soumis à ses désirs...

Le problème vient peut-être des nombreuses coupes qui rendent certains passages difficilement lisibles. Mais il peut venir également d’un déficit (une paresse ?) en termes d’écriture et de mise en scène qui donne l’impression d’assister à un film disparate, pas véritablement abouti, et ne sachant jamais vraiment sur quel pied danser : on ridiculise le personnage tout en le présentant comme un conquérant admiré ; on investit l’épique sur le champ de bataille avant de railler la guerre et de comptabiliser le nombre de morts ; on esquisse une relation sadomasochiste dans sa partie amoureuse, sans jamais investir pleinement cette thématique... un manque de cohérence et d’unicité symbolisé finalement par Joaquin Phoenix lui-même. L'acteur, habituellement très doué, semble multiplier les approches dans son incarnation du personnage, en étant tantôt dans le tragique, tantôt dans le comique, au risque d’en donner une lecture contradictoire. Le film historique, ou le biopic, peut emprunter tous les angles, adopter toutes les tonalités, à condition que le choix soit pleinement assumé. Le registre de la farce, par exemple, se retrouve dans leMoloch de Sokourov ou dans L'Enlèvement de Bellocchio, permettant à des films “sérieux” de tourner au ridicule des personnalités historiques comme Hitler et Pie IX. Or avec Napoléon, rien ne semble totalement assumé, renforçant l’idée d’un film patchwork au cruel manque d’unité.

L'unité, justement, si on s’en réfère au battage médiatique entourant le film, devait se faire sur le parallèle entre la chambre et le champ de bataille, entre la relation conflictuelle du couple et les conflits remportés par l’Empereur. Une manière de nous dire que l’impuissance de l’homme, dans son intimité, était compensée par une puissance guerrière démesurée. Au-delà du raccourci simpliste, digne des docteurs en psychologie de comptoir, cette démarche peine à se concrétiser pleinement à l’écran à cause notamment des nombreuses coupes au montage. Prises indépendamment, certaines scènes brillent par leur plasticité et leur dynamisme (les scènes de combat surtout, la prise de Toulon, Austerlitz...), mais l’ensemble s’articule mal : les coupes se font sentir dans des pans de récits maladroitement escamotés, faisant disparaitre des personnages secondaires, réduisant presque au silence une Vanessa Kirby qui fait pourtant de son mieux pour exister à l’écran. Les ellipses prennent finalement trop de place dans la narration, coupant des passages intriguant au profit d’évènements secondaires, tronquant la relation de couple au point de la réduire à une simple histoire de jalousie, appauvrissant un film dont le potentiel thématique était pourtant considérable (aspect politique, sociale, sentimental...).

Pour remédier à cela, on nous annonce déjà la sortie prochaine d’une version longue qui serait plus conforme à la vision du cinéaste. Mais est-ce vraiment la réponse à tous ces problèmes ? Pas sûr, car la prestation de Joaquin Phoenix restera inchangée, tout comme la mise en scène dévitalisée de Ridley Scott. Et c’est sans doute sur ce point où le résultat final de Napoléon est le plus décevant : la mise en scène peine à insuffler de la vie, du souffle ou de la consistance à ses images. Ainsi, malgré les efforts pour travailler la dimension spectaculaire du film, on s’ennuie gentiment devant ce qui ressemble rapidement à une succession d’images d’Epinal, une sorte d’illustration d’une page Wikipédia au sein de laquelle viendraient se succéder mécaniquement les dates et événements clés de la vie de Napoléon. Certains passages ressemblent à une banale mise en images de tableaux connus, comme le sacre de l’Empereur : ce sont des illustrations desquelles ne se dégagent aucune émotion, aucune dramaturgie, aucun intérêt. De rares passages viennent sauver l’ensemble du désert émotionnel le plus total, comme l’incendie de Moscou dont la puissance esthétique imprime aussi bien la rétine que l’esprit.

Une figure comme celle de Napoléon fait office de piège ou de révélateur pour les cinéastes qui s’y frottent : les plus talentueux vont s’en sortir avec les honneurs (Abel Gance, Guitry...), tandis que les faiseurs de films vont s’y casser les dents. Ridley Scott, dont les principaux faits d’armes remontent à fort longtemps, ne peut faire autre chose qu’un biopic terne, sans vie ni panache, ou qu’un portrait finalement extrêmement réducteur. Amusant de voir qu’à l’instar de son personnage principal, réécrivant sa propre histoire afin de la glorifier, notre vétéran cultive sans cesse son image, de grand portraitiste (Christophe Colomb, Napoléon...) ou d’auteur cinématographique (ses retours à Alien et Blade Runner), comme pour nous convaincre qu’il est devenu l’égal des plus grands. Comme pour se convaincre qu’il a toujours quelques choses à exprimer à l’écran. Un espoir que son dernier film en date semble contredire...

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le 28 nov. 2023

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Procol Harum

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