Depuis le Nosferatu de Murnau jusqu'aux Dracula de la Hammer, le vampire au cinéma aura longtemps été cantonné à l'incarnation du corrupteur et du séducteur, la personnification parfaite du mal. Issu du fantasme de l'immortalité, le mythe a proliféré sur les écrans durant plusieurs décennies, sans jamais s'intéresser à l'aspect tragique de la condition vampirique.
Là où la littérature aura depuis longtemps approfondi et disserté sur la solitude du vampire face à son immortalité jusqu'à en faire un être pathétique et désespéré, victime de son sort, constamment en quête d'une compagnie quelconque, le cinéma, lui, s'est longuement vautré dans l'archétype du suceur de sang sans aucune variante originale.


En 1976, paraît ainsi en librairies Entretien avec un vampire d'Anne Rice. Le roman fait l'effet d'une bombe et bouscule suffisamment la mythologie du vampire pour influencer son époque et celles qui suivent. Preuve en est, le Dracula (1979) de John Badham et le Near Dark (1987) de Kathryn Bigelow, deux films dont les traitements dramatiques témoignent énormément de l'influence thématique de Rice.
En 1983, Tony Scott doit réaliser une adaptation du livre de Rice avec Rutger Hauer en Lestat.
Scott a comme son illustre frère, Ridley Scott, fait carrière dans la réalisation, à ceci-près qu'il ne s'est jusque-là cantonné qu'à des vidéo-clips et des pubs. A 38 ans passés, Tony Scott rêve de suivre l'exemple de son frère dont les trois premiers films lui ont valu une reconnaissance internationale.
Las, le projet d'adaptation d'Entretien avec un vampire est avorté et Tony Scott se rabat rapidement sur le script de The Hunger,a adapté du roman éponyme de Whitley Strieber.
Ecrit sur un timbre poste, le scénario minimaliste de John Costigan, véhicule toutefois assez d'originalité pour intéresser et motiver Scott à accepter sa réalisation.


Miriam et John Blaylock sont un couple de riches vampires, traînant leur spleen et leur soif de sang dans les boîtes échangistes où ils dénichent l'essentiel de leurs victimes. Vivant dans une luxueuse maison de New York, les deux amants n'ont d'autre préoccupation que l'amour qu'ils se portent.
Mais son immortalité, John, s'est vu l'offrir par Miriam et ne tient qu'à la promesse de sa compagne de l'aimer éternellement. Lorsqu'il commence à vieillir, John se rend rapidement compte que Miriam ne l'aime plus. Pour éviter le sort réservé aux anciens amants de Miriam, John, se tourne vers Sarah, une chercheuse spécialisée dans le vieillissement. Mais c'est précisément de Sarah que Miriam est tombée amoureuse et c'est d'elle que la vampire souhaite faire sa compagne.


La mythologie du vampire se voit ici réorganisée. Débarrassé de ses canines proéminentes, de ses pouvoirs surnaturels et de son allergie mortelle à la lumière du jour, le vampire selon Scott n'est plus qu'une créature tragique, entièrement dépendante de sa soif de sang et de l'amour qu'on lui a promis.
(ATTENTION SPOILER) :
Ainsi John a été vampirisé trois siècles plus tôt par Miriam, une vampire de trois millénaires, qui a fait de lui son compagnon privilégié sur quelques siècles de son éternité. Las, l'amour est aussi ingrat qu'il est périssable, Miriam n'aime plus John et le lui cache. Celui-ci commence cependant à remarquer sur son beau visage de trentenaire quelques rides et des taches de vieillesse, premiers signes d'un vieillissement inéluctable et accéléré. Il se tourne d'abord vers Miriam qui, impuissante, n'assume pas l'état de son amant et fuit la confrontation.
John cherche alors le salut dans la science et se perd dans les couloirs bondés d'un hôpital à la recherche de Sarah, cette spécialiste du vieillissement qui prend l'homme pour un fou quand il lui dit qu'il a trente ans et l'oublie sciemment dans une salle d'attente. En l'espace de quelques heures, John se flétrit sur sa chaise, sa peau se détend, ses cheveux lui restent dans la main. Comprenant qu'il a été floué par la scientifique et que le temps perdu sur ce siège à attendre ne le rapproche que dangereusement de son trépas, il fuit l'hôpital.
Aux abois, il erre longtemps dans les rues pour s'y chercher une proie mais la force lui manque désormais et son unique tentative est un échec.
C'est finalement chez lui que sa victime viendra sonner, cette gamine à qui il donne habituellement des cours de musique et qui ne le reconnait plus. Celle en qui il pouvait voir jusque-là une fille de substitution devient la proie idéale, jeune et fragile, dont le vieux vampire envie la jeunesse. Sacrifiant dans le meurtre de cette adolescente le peu qui lui restait d'humanité, John se rend finalement compte que le sang consommé, tout aussi jeune soit-il, n'inversera pas la marche du temps. Et c'est au soir de cette très longue journée que Miriam rentre chez elle et trouve, tapi dans l'obscurité de sa demeure, ce qui fut encore la veille son jeune amant, désormais un vieillard en pleine décomposition qui ne peut cependant pas mourir, car les vampires hélas... ne meurent pas. (FIN DU SPOILER)


Unique incursion du réalisateur dans le fantastique, The Hunger apparaît aujourd'hui comme une curiosité cinématographique tant au niveau de son approche esthétique que de son traitement narratif.
La trame minimaliste regorge ainsi d'idées originales plus ou moins bien exploitées par Scott. Ainsi, après trois quarts d'heure de course contre la montre, le cas de John semble résolu et l'intrigue initiale s'interrompt aussitôt pour laisser place à l'idylle homosexuelle puis la confrontation des deux personnages féminins. Un choix narratif quelque peu calamiteux qui brise le rythme de l'intrigue et appelle un bouleversement de la narration. Là où on aura été entièrement fasciné par le traitement du personnage de John, on sera tenté de se désintéresser de celui de Miriam et de Sarah, non pas que les deux personnages soient sans intérêts, mais la superposition de leur idylle sur le parcours initial de John équivaut quasiment à scinder le film en deux parties distinctes dont le fil directeur fragile ne repose uniquement que sur l'attirance réciproque des personnages de Miriam et Sarah.


Le propos général de The Hunger est assez clair. A travers la panique de John face à la dégradation de son reflet dans le miroir, c'est bel et bien de la peur atavique de vieillir que nous parle Scott. En l'espace de quelques heures, John Blaylock se confronte à l'implacable marche du temps. De sa belle gueule de trentenaire et portrait craché de David Bowie, John se mue peu à peu en un vieillard chauve et ratatiné.
Une des deux séquences charnières du film (l'autre étant le meurtre de la jeune fille) reste celle de la salle d'attente. La vision du personnage de John, oublié de tous, assis dans une salle d'attente, et dont le physique se désagrège en quelques minutes, reste assez fascinante pour hanter longtemps la mémoire d'un cinéphile. A travers l'accélération du vieillissement de John, Scott nous confronte simplement à notre fragilité face au temps qui passe.


Le temps est cruel, il n'oublie personne, pas même les vampires. Comble de l'ironie, c'est en voulant se soustraire à l'emprise du temps que le vampire immortel demeure sa principale victime. Ainsi dans The Hunger, il lui est impossible de mourir, pas même en l'état d'une vieille momie abandonnée dans son cercueil. Il lui est également impossible de mettre un terme à son supplice. Le vampire restera fidèle à son voeu et continuera du fond de son tombeau à entendre, sentir et penser. L'immortalité dans The Hunger est un cadeau empoisonné, le serment prononcé par les deux amants ("Forever and ever") n'est qu'un mensonge tant l'amour est une notion et un sentiment périssable.
Du haut de ses deux millénaires, Miriam aura fait de nombreuses conquêtes. Sur la seule promesse fallacieuse de son amour éternel, elle aura ainsi convaincu à tour de rôle plusieurs personnes de lui tenir compagnie au fil des siècles. John est le dernier a subir les effets de son désamour.
Tout comme chez Anne Rice, les vampires de The Hunger souffrent de leur solitude et cherchent désespérément une compagnie pour les aider à supporter le calvaire de leur immortalité. Mais ces vampires-là sont aussi comme bon nombre d'humains, ils s'habituent, ils se lassent et se désintéressent de leur amant au profit d'un autre.
Et c'est finalement confrontée à tous ceux qu'elle aura aimés et corrompus, que la veuve noire Miriam deviendra elle-même victime de son immortalité.


Scott a de l'idée et impose son style naissant, largement inspiré par le cinéma de Nicolas Roeg. Il s'inspire également de l'oeuvre de son frère Ridley, que ce soit au niveau de la mise en forme ou des thématiques, Blade Runner et The Hunger ont ainsi pour points communs de prendre pour protagonistes des êtres surhumains luttant désespérément pour leur survie.
Sa réalisation tire par le haut un scénario famélique, qui aurait grandement gagné à approfondir le background de ses personnages. C'est bien simple, en voyant le film, on se fait une idée de l'épaisseur du script et on admire Scott pour ce qu'il en a tiré.
Avare en dialogues et stylisé à l'extrême, The Hunger se regarde aujourd'hui comme une étrange péloche arty du début des années 80. Certes, son esthétique entre montage clippé, éclairages bleutés et inserts parallèles, a par certains côtés mal vieilli. Les effets de style usés par Scott sur toute la durée du métrage, qu'ils soient visuels ou sonores, peuvent paraître redondants. En croyant ainsi nourrir l'atmosphère mélancolique de son film, Scott finit quelque peu par lui nuire. On n'aura par exemple jamais vu flotter autant de rideaux dans un film, à croire qu'ils laissent toujours tout ouvert dans la maison Blaylock.
Des défauts stylistiques qui n'ont cependant rien de rédhibitoires.
Tout en portant la marque de son époque, The Hunger réussit à s'y soustraire par la singularité de son ambiance et son approche originale du mythe du vampire. Il propose en outre une fascinante réflexion sur le temps, l'amour et la solitude.
On ressort de son visionnage avec une impression mitigée, ne sachant pas trop s'il faut aimer le film ou le détester. On reste toutefois longtemps hanté par la beauté crépusculaire de ses images.

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le 25 mai 2014

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Buddy_Noone

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