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Justine Triet organise toujours son récit autour d’une femme forte : après l’avocate (Victoria) et la psychanalyste ou la cinéaste (Sybil), Anatomie d’une chute met en lumière une auteure à succès, dont le charme et l’aura sont soulignées dès la séquence d’ouverture, où elle s’entretient avec une étudiante à la fois troublée et joueuse. La singularité de cette interview va cependant déstabiliser la traditionnelle exposition, le dialogue étant perturbé par une musique assourdissante venue de l’étage supérieur, qu’il n’est visiblement pas question d’interrompre.


La provocation ou la gêne alimentent ainsi un malaise qui finit par interrompre la discussion, ouvrant ainsi le récit sur un sentiment d’incomplétude et d’inachèvement tout à fait fertile. Les 2h30 qui suivront consisteront en effet à disséquer chaque seconde de cet instant et des heures qui suivent, menant à la mort du mari ayant chuté depuis l’étage supérieur.

Alors que la fantaisie et les excès mélodramatiques hantaient ses films précédents, Justine Triet, épaulée par le fantastique Arthur Harari à l’écriture, adopte scrupuleusement la froideur méthodique de l’instruction et du cadre judiciaire. Dans Sybil, la protagoniste affirmait « Ma vie est une fiction, je peux la réécrire comme je veux », croyant pouvoir en maitriser le cours. Ici, Sandra Hüller (qui jouait par ailleurs une réalisatrice dans ce même film) va devoir confronter sa personne et son couple à l’exercice de la lecture par des pairs, bien décidés à y déceler les preuves de sa volonté meurtrière à l’égard de son mari. L’auteure est devenue personnage, et son talent d’écriture ne doit être exploité qu’à une fin : la manière dont les autres pourront la percevoir.


Anatomie d’une chute s’empare donc de toute la codification du film de procès, mais sans jamais perdre de vue le portrait d’une femme confrontée au système, plus âgée et établie cette fois que l’adolescente (La fille au bracelet) ou la jeune adulte (La Vérité de Clouzot). Sandra est une épouse jugée déficiente, infidèle et libre dans sa sexualité. Elle est une mère jugée plus absente que la norme, occupée par une carrière littéraire à succès. Elle est une auteure dont on va sonder l’œuvre pour faire basculer, comme il se doit, la démiurge vers la démone. Elle est enfin une femme dont la complexité, parfaitement incarnée par l’incroyable Sandra Hüller, s’établit dans le recours à plusieurs langues (sa langue maternelle, l’allemand, jamais employée, l’anglais de convenance pour sa famille, et le français exigé au départ par la cour), la maitrise du discours, mais aussi la fragilité de voir ainsi sa vie étalée et disséquée en public. La mise en scène, clinique dans prétoire, sait investir avec davantage de méandres un espace poreux, celui de ce chalet encore inachevé, et dans lequel les espaces aveugles, la distribution des niveaux et la question cruciale de la circulation sonore vont alimenter toutes les spéculations.


Le récit ne reculera cependant pas devant certaines facilités, quelques symboles un peu appuyés (la cécité du fils), des retournements intempestifs et des révélations un peu trop fracassantes, comme ce recours à des enregistrements audio de scènes de ménage pour investir la cour d’une certaine diversité dans les témoignages. La dynamique générale semble elle-même assez linéaire, et on peut, à certains moments, s’étonner de s’en tenir à cette stricte reconstitution tant la maitrise générale laisse entrevoir un bruit de fond plus ample. Mais c’est probablement là sa grande qualité, que de ne pas dévier de la voie imposée à cette femme et cet enfant, et qui décape les relations les plus spontanée et intégrant, au domicile, une contrôleuse judiciaire : rien, dans ce contexte, n’échappe au contrôle, et ne permet le retour d’une intimité où l’on pourrait baisser la garde.

Car le verdict importe moins que les stigmates laissés par une telle épreuve. C’est là que le film se révèle plus politique qu’il ne le laissait paraitre : la victoire de Sandra n’en est pas vraiment une, c’est davantage la fin d’un douloureux processus de lecture par des instances rigides et acharnées dans la volonté de fustiger ceux qui pourraient vouloir sortir des cases ; une expérience dans laquelle rien n’aura été gagné.

(7.5/10)

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le 23 août 2023

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Sergent_Pepper

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