Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière mélancolie. Les pontes Tarantino, Pitt et DiCaprio sont parvenus à cet état de notoriété qui permet la lucidité, une réflexion méta sur leur statut et le dépassement d’un divertissement au premier degré. Ce que la critique européenne appellera la post-modernité, et que Tarantino a, d’une façon, toujours exploitée, mais qui prend aujourd’hui un souffle nouveau, parce que pratiquée par un adulte qui se compte lui-même parmi les grands réalisateurs qu’il pastiche.


Cette nouvelle donne, qu’on pourra abusivement qualifier de maturité, irrigue un film qui pourra déconcerter par sa dynamique. Tarantino, au sommet de sa forme et en pleine possession de ses moyens, joue la carte de la lenteur pour un récit axé majoritairement sur une force, celle de la présence. Une ville (Los Angeles), un milieu (Hollywood), une époque (1969) suffisent : la reconstitution se savoure comme un vin de garde, et les très nombreux trajets en voiture offrent au regard les enseignes, la radio, la télévision, cartographie d’un musée fantasmé que l’argentique honore à merveille. Once upon a time… est un vinyle cinéphile qui s’assume, multipliant les extraits de séries ou de films bis, fidèle à la culture encyclopédique d’un passionné ravi de les voir projetés au premier plan.


Alors qu’on peut se questionner, surtout durant la première heure sur un film qui en atteint presque trois, sur la dynamique et le fil conducteur, la question de la présence s’impose progressivement. Tarantino capte l’essence de son sujet, à savoir la contemplation d’un monde révolu, et affirme conjointement sa fascination pour le cinéma de cette époque, tout comme la puissance de celui d’aujourd’hui à le ressusciter. On trouvera moins de ses légendaires dialogues, car c’est désormais le temps de la contemplation, un thème qui structure toutes les strates d’un récit presque choral. Si l’exhaustivité érudite peut par instant se révéler un peu trop explicite (le name dropping, le nom de certaines stars qui s’affichent l’écran, l’aspect un peu compilatoire dans le montage, les dissertations sur le passage d’une ère à une autre), le plaisir de prendre à bras le corps le sujet du cinéma est évidemment manifeste. A ce titre, le rôle dévolu à Pacino est central, à la fois acteur de l’industrie et véritable fan du divertissement qu’il produit.


Mais l’approche de ce milieu, qui avait jusqu’alors pris les voies de la référence (chaque film de Tarantino se présentant comme un pastiche hommage à ses maîtres esthétiques) dépasse la galerie de figures, et le cinéaste sait, comme toujours, insuffler la malice qui le caractérise dans son « Je me souviens ». Le passé est ainsi regardé par le prisme singulier de la doublure, comme s’il s’agissait de dépasser la circonférence couverte par les violents projecteurs fixant une étroite postérité. Le personnage de Rick Dalton est, déjà, un has been dans l’ombre de l’histoire, permettant à DiCaprio de jouer sur son propre cabotinage, et de dévoiler les coulisses de la fabrication d’un rôle. Ainsi de cet échange avec cette jeune star de 8 ans et de l’assurance avec laquelle elle remet en selle l’acteur vieillissant, ou de cette longue scène en abyme qui finit par faire oublier au spectateur le récit encadrant, avant que l’oubli d’une réplique ne vienne violemment le remettre au premier plan. Tarantino, dans la majorité des séquences, chante la puissance du cinéma à immerger le spectateur, le labeur que cela suppose, et la magie qui peut en découler. Il en sera exactement de même pour le traitement qu’il fera du personnage de Sharon Tate, condamnée par l’Histoire à rester éternellement dans l’ombre. Rayon de lumière presque mutique, dotée d’une aura sans pareille, elle traverse le récit et la ville, jusqu’à cet acte de naissance où Margot Robbie contemple son personnage à l’écran, en savourant comme seuls les comédiens de théâtre peuvent le faire, les réactions du public. Tarantino offre ici au personnage l’occasion d’un voyeurisme inversé, où la star naissante écoute, à son insu, l’audience venue la regarder, et livre une clé de son regard sur l’usine à rêves : il est selon lui encore plus émouvant d’en voir les coulisses, où ses ouvriers se livrent avec passion et sincérité, dans toute la fragilité de leur narcissisme, loin du topos habituel du film méta cynique (type Sunset Boulevard ou Les Ensorcelés).


Figure de proue de la doublure, Cliff est progressivement le personnage central du film. L’occasion pour Brad Pitt d’une prestation sous la forme d’une bombe à combustion lente, et de parachever cette esthétique de la présence, autant physique qu’éthique, voulue par le réalisateur. Avec lui, la lenteur devient l’apanage du cool, et l’apathie mesurée avec laquelle il jauge chaque situation élève l’homme de l’ombre à un statut légendaire. Celui qu’on indique un moment à l’aide d’une flèche comme pilote d’une voiture franchissant un pont est effectivement le chauffeur de toute cette immense plateforme : avec assurance et précaution, il conduit le récit, soutient son acteur en pleine dépression, pète quelques gueules, s’inscrit dans la tradition (son lien avec son chien renvoie avec malice à une autre figure originale dans un cadre formaté, à savoir le personnage joué par Eliott Gould et son chat dans Le Privé d’Altman, relecture moderne du film noir) et corrige les trajectoires
.
C’est aussi par lui, principalement, que le public retrouvera ce qu’il est venu chercher chez Tarantino : l’humour (le duel avec Bruce Lee), le récit en flash-back (la brève mais savoureuse histoire passée de son épouse), et la tension lors de cette incursion du western au ranch de Manson, où le réalisateur rappelle, si c’était nécessaire, qu’il n’a rien perdu de son savoir-faire.
Pourtant, la mélancolie ne se limite pas à la difficulté d’exister dans la lumière, ou la transition qui met à mal un âge d’or de l’industrie hollywoodienne. Si Tarantino fait du tragique fait divers impliquant Manson et Tate le point de convergence du récit, c’est pour souligner un autre tournant : celui de la fin de l’innocence. Alors que le personnage de Rick doit surtout accepter que le monde change autour de lui, le regard en surplomb du Tarantino historien (du cinéma) interroge la parenthèse hippie et le bain de sang dans lequel elle va s’achever. Ses hippies sont avant tout des zombies, témoins passifs et silencieux d’un monde dont ils sont les consommateurs et les contempteurs. La manière (un peu scolaire) dont ils expliquent leur geste est évidemment un motif central pour Tarantino, parce qu’il renvoie à un autre part autobiographique : abreuvés par la violence de la télévision et du cinéma, ils se décident à aller tuer ceux qui leur ont appris à le faire.


Ils décident, en somme, d’injecter le macabre de la fiction dans le réel, et de faire payer à l’industrie du rêve son jeu sur l’illusion référentielle. La manière dont la dernière partie du récit construit un aspect presque documentaire du fait divers (avec les horaires très précis, la voix off) semble dévier vers le film à proprement parler historique, dont Hollywood a lui aussi le secret, toujours prêt à redigérer son Histoire pour la grandir par le traitement fictionnel.


Mais c’est sans compter sur le magicien Tarantino, qui nous avertissait dès le titre d’une supercherie qui avait déjà fait l’audace d’Inglourious Basterds qui, rappelons-le, commençait par l’exergue « Once upon a time in France », permettant l’uchronie finale que tout le monde connait. On peut considérer comme un manque d’inspiration le fait de reprendre exactement le même procédé, et de virer vers le grand guignol à renfort de lance-flamme, pour une débauche bis qui ressemble fort à du fan service.


Il faut cependant reprendre la structure générale du film pour comprendre les intentions bien plus profondes du scénariste. Dans un premier temps, le récit montre des extraits des films joués par Dalton, notamment en brûleur parodique de nazis, films dans le film qui jouent la carte de l’hommage ; succède un regard sans fard sur les coulisses de l’industrie, un traitement vériste et historique qui fait un temps patiner l’intrigue. Dans un troisième temps, la troupe de Manson décide d’investir le « réel » splendidement reconstitué par Tarantino en y introduisant la violence que la fiction lui aurait apprise. La structure suit donc une sorte de chiasme, le nœud de réalité se voyant entouré par la fiction la plus grotesque : il est donc logique que celle-ci fasse son retour le plus désinhibé pour clore le cycle, permettant à Tarantino de renvoyer comme un boomerang la puissance de l’illusion à la gueule des zombies hippies. Face à la perversion d’une jeunesse ayant perdu contact avec la réalité, Rick, sortant son lance-flamme, affirme la vielle recette toujours vivace de la puissance de la fiction, dans un grand éclat de rire explosant les barrières des conventions narratives. Le véritable final n’est d’ailleurs par cette correction de l’Histoire, fortement aidée par le chauffeur de l’ombre Cliff, mais l’accès de Rick à un autre monde, souligné par ce splendide mouvement de caméra d’un toit à l’autre : une sorte d’accès au paradis, un cinéma de prestige et de premier plan, de l’ombre à une lumière on ne peut plus artificielle, puisqu’uchronique et fantasmée. S’il répète son écriture, Tarantino renouvelle tout de même la puissance émotionnelle de son procédé : à la vengeance violente et méchante de l’Histoire dans Inglourious Basterds, il substitue ici un dénouement bien plus intime, celui du cinéma, terre fertile de toutes les histoires, où l’on peut pleurer les morts en leur laissant la vie.


(8,5/10)

Sergent_Pepper
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le 14 août 2019

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Sergent_Pepper

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