True Detective
8.2
True Detective

Série HBO (2014)

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Rares sont les séries a faire autant parler d'elles dès leur première saison. Par ses qualités d'écriture, de réalisation et d'interprétation, True Detective fut la série phénomène de l'année 2013, celle qui aura nourri les débats passionnés des sériephiles du web et aura régné sans partage sur tous les statuts des réseaux sociaux. Dire qu'il fallait attendre une semaine entre deux épisodes pour les spectateurs de la première heure, cela s'avère difficile à croire tant cette première saison est addictive au possible et pousse indéniablement au marathon télévisuel. C'est ainsi que j'ai découvert la série, absorbé par son intrigue comme dans la lecture d'un formidable page turner policier, incapable de patienter entre deux chapitres et impatient d'en connaître le dénouement. C'est étrange n'est-ce pas cette façon qu'on a parfois de vouloir mettre fin le plus tôt possible à une expérience tout à fait délectable, comme si l'on était incapable de patienter à la seule idée de connaître le fin mot de l'histoire. C'est peut-être le propre des bonnes séries, qui plus est des séries policières, lesquelles par définition doivent impliquer le spectateur dans l'enquête mené par ses protagonistes, lui faire partager leurs certitudes, leurs doutes et leurs soupçons, jusqu'à une résolution plus ou moins surprenante. Le public d'aujourd'hui, si tant est qu'il s'implique dans l'histoire qu'il regarde, en vient très vite à élaborer ses propres pistes, alimentant ses théories de sa propre expérience de lecteur-spectateur acquise au fil du temps. Le temps d'ailleurs n'est pas anodin ici. C'est en effet la notion essentielle de ces huit premiers épisodes qui narrent sur la durée une enquête longue de dix-sept années. D'où peut-être la volonté initiale des producteurs d'avoir tant espacé leurs épisodes lors de leur première diffusion.


Construite sur le modèle d'une anthologie où chaque saison serait indépendante l'une de l'autre, la série nous livre ici sa première histoire en huit épisodes. Cette première saison retrace le parcours de deux détectives Rust Cohle et Marty Hart. C'est en 2012 qu'on les découvre l'un et l'autre par le biais de leur interrogatoire respectif à propos d'une affaire sur laquelle ils auraient tous deux travaillés et ce dès 1995. C'est cette année-là que les deux hommes, alors co-équipiers depuis trois mois à peine, sont appelés sur une scène de crime des plus sinistre et étrange. Ils découvrent alors dans une clairière en pleine campagne, le corps d'une jeune femme dans une position de pénitence, une couronne de bois sur la tête et des inscriptions inquiétantes plein le dos. De cette découverte s'ensuit une enquête dont les répercussions hanteront les protagonistes durant dix-sept années. Dix-sept longues années durant lesquels ils apprendront à se connaître, se respecter, se haïr et se déchirer, jusqu'à porter sur eux les marques du passage du temps. Et nous de suivre les trajectoires fracassées de ces deux personnages dont la relation conflictuelle reste au coeur de toute cette première saison.


On apprendra tout d'abord à les connaître à travers leur discours, puisque ce sont eux qui racontent une partie de l'intrigue par le biais de leur entretien respectif. Ainsi, la procédure de chaque séance d'interrogatoire relève purement et simplement d'un dispositif de mise en scène appelant chacun des deux anciens flics à raconter leur version.


Ces scènes mettent rapidement en valeur le personnage de Rust Cohle, interprété par un Matthew McConaughey parfait d'ambiguïté. Posant un regard froid et détaché sur le monde et les personnes qui l'entourent, Cohle est un individu foncièrement pragmatique et nihiliste, dispensant une vision éminemment dépressive du monde, du temps et de la vie. Asocial et arrogant, il dit tout haut ce qu'il pense sans se soucier des sentiments des autres. Parfois cruel, toujours implacable, Cohle n'en demeure pas moins un enquêteur extrêmement efficace et intègre. En outre, ses talents de profiler et de fin psychologue lors des interrogatoires lui permettent d'obtenir des aveux de n'importe quel suspect dès lors que Cohle est persuadé de sa culpabilité.


McConaughey donne ici surtout la réplique à son ami Woody Harrelson (rencontré lors du tournage d'Ed TV de Ron Howard) lequel incarne avec plus de sobriété l'inspecteur Marty Hart. Un personnage qui se pose a priori comme l'archétype du bon flic, honnête et droit mais de plus en plus usé par les horreurs auxquelles il est parfois confronté dans son métier. Père de famille aimant mais volage, ses incartades conjugales menacent régulièrement sa vie de couple et s'immiscent plus que de raison dans son travail d'enquêteur. Il faut d'ailleurs souligner l'interprétation irréprochable de Michelle Monaghan (Kiss Kiss Bang Bang, Source Code) qui prête ici tout son talent et sa grâce naturelle au personnage de Maggie, l'épouse de Marty.


RISQUE DE SPOILER
Dans un tel récit au long cours, l'avantage que semble garder le spectateur c'est d'être épargné de l'illusion du discours, de ne pas avoir à discerner le mensonge lorsqu'il arrive. Le scénario de True Detective, entre autres audaces narratives, instille par exemple en cours d'intrigue un savant décalage entre image et discours lorsque les deux principaux interrogés mentent tour à tour à leurs interlocuteurs en évoquant une fusillade qui n'a jamais vraiment eu lieu et à laquelle s'opposent des images directement issues de leurs souvenirs et montrant un tout autre type d'événement. La caméra est ici omnisciente là où les dialogues/monologues ne sont parfois que fieffés mensonges aptes à berner les interlocuteurs/spectateurs. Le procédé narratif est d'ailleurs à ce moment-là tout l'inverse de celui appliqué par Christopher McQuarrie pour le scénario d'Usual Suspects par exemple. Mais je précise, à ce moment-là seulement. Car si l'histoire révèle parfois à l'image quelques-uns de ses secrets, il ne faut pas croire que le scénario donne facilement toutes les clés de l'intrigue.


Ainsi si les propos et réactions de Marty face à la caméra restent toujours mesurés, ceux de Cohle sont bien plus inquiétants et sibyllins, l'homme alimentant invariablement son récit de son point de vue dépressif, une particularité qui en fait très vite un personnage des plus fascinant et énigmatique. Chacune de ses réflexions métaphysiques, loin d'éclairer l'ignorance du spectateur, ne fait finalement qu'enfoncer celui-ci dans la plus profonde incertitude tant vis-à-vis de la fiction que de la réalité elle-même. Cohle dispense tout au long de son récit une philosophie toute aussi corrosive que cohérente à laquelle on se surprend parfois d'adhérer. Eminemment pessimiste, son propos épouse parfaitement les contours d'une enquête tortueuse se déroulant sous nos yeux par l'entremise de flash-backs et d'ellipses, alternant présent et passé.


Les cinq premiers épisodes se déroulent ainsi principalement en 1995 et en 2002. Au coeur d'une Louisiane champêtre et austère, berceau du fondamentalisme chrétien le plus exacerbé, les deux enquêteurs doivent jouer de ruse, de persuasion et de force pour ne serait-ce qu'avoir un début de piste. A leurs côtés, le spectateur croise une pléthore d'individus patibulaires et pathétiques, pour la plupart retranchés dans le plus profond silence ou s'évertuant à mentir tout le long de leurs témoignages. Bientôt c'est l'église elle-même qui vient s'immiscer dans le travail des enquêteurs lesquels se rendent alors compte de l'ampleur de l'affaire et de l'importance des individus concernés. A cela s'ajoute la thèse terrifiante que le crime ne résulte pas seulement des actes d'un tueur isolé.


Remonter la piste du meurtrier est d'autant plus difficile que l'entente entre les deux inspecteurs devient bientôt impossible. Les remarques récurrentes de Cohle, son cynisme méprisant et ses pics grinçantes à propos des incartades conjugales de Marty ne font qu'attiser les braises d'un conflit inévitable menant à la séparation du duo. Sans véritable enquêteur pour mettre alors au jour la vérité, les pistes s'émoussent, le silence règne, la gloire pardonne tout et le tueur lui demeure introuvable.


Au cours des années qui suivent, le souvenir d'une enquête classée s'oppose alors à la terrible vérité, celle que Cohle soupçonne depuis bien longtemps. Oubliant leurs rancunes et leurs inimitiés passées, lui et Marty, tous deux retirés des services de police, reprennent leurs investigations là où ils les avaient laissés dix-sept ans plus tôt. Le regard plus aiguisé et distant, les deux hommes s'échinent à reconstituer les pièces du puzzle tout en évoquant le passé et ce qui les a emmenés où ils en sont. C'est ainsi qu'ils mettent à profit l'expérience accumulée toutes ces années et ce, libérés de l'obligation d'en référer à des supérieurs irascibles. Certains détails de l'enquête, invisibles jusqu'alors, deviennent alors évidents, les mensonges d'autrefois se font jour, des personnages secondaires voire simplement croisés en 1995 prennent une toute autre importance en 2012 et les enquêteurs arrivent enfin à discerner un semblant de lumière au bout de ce long tunnel.


Le temps aura donc tout autant joué contre les personnages (brisant leurs liens pour les séparer durablement), qu'il leur aura servi à terme à démêler les fils d'une affaire des plus retorses et dérangeantes. Anéantis mais également libérés du poids d'une enquête aussi longue qu'éprouvante, les protagonistes n'ont plus qu'à jeter un oeil sur le vide vertigineux de l'univers, ce Carcosa cosmogonique, et renoncer à leurs convictions les plus profondes pour embrasser une forme d'espoir jusqu'alors inenvisageable.


Foisonnant d'idées et de références littéraires, empruntant autant aux poncifs du policier que lorgnant avidement parfois sur le fantastique lovecraftien, le récit semble au final prêt à glisser d'un genre à un autre, les visions hallucinées du personnage de Cohle (des troubles optiques dues à une forme de synesthésie) ayant surtout servis jusque-là à annoncer et à entretenir l'idée d'une porte ouverte au surnaturel le plus effrayant. Carcosa est ainsi le nom d'une cité fictive issue de l'imagination de l'écrivain Ambrose Bierce et reprise par Robert W.Chambers dans le recueil Le Roi en Jaune, Yellow King étant par ailleurs un des termes revenant le plus souvent dans la traque de l'assassin. Voilà comment toute une mythologie littéraire fantastique se met au service d'un des polars les plus âpres et remarquables qu'auront pu nous offrir les écrans, tous formats confondus.
FIN DU SPOILER


Le créateur et scénariste de la série maîtrise d'un bout à l'autre son récit et ne se perd jamais dans les circonvolutions d'une intrigue que d'autres auraient été tentés de prolonger ad aeternam et inutilement. Professeur de formation, écrivain à ses heures perdues, Nic Pizzolato livre ici l'essentiel de ce qui devait à l'origine être son second roman. Il en aura décidé autrement, considérant que cette histoire par sa construction et son type de narration s'adaptait plus au format audiovisuel. En cela, le réalisateur de chacun de ces huit épisodes, Cary Fukanaga, ne lui donne jamais tort tant sa réalisation se révèle inspirée et parfois même audacieuse, notamment lors de ce fameux plan-séquence concluant le quatrième épisode. Il s'appuie en outre sur une photographie somptueuse, magnifiant une Louisiane sordide et inquiétante, toute aussi folklorique que celle décrite dans les romans de Faulkner.


Au final, cette première saison n'est rien de moins qu'une authentique perle, de ces classiques instantanés dont on ne trouve pratiquement rien à reprocher. Véritable bijou d'écriture servi par une réalisation inspirée et par le jeu intense de deux comédiens trouvant probablement ici leurs meilleurs rôles à l'écran, True Detective s'impose après Le Prisonnier, Les Soprano et Breaking Bad comme une nouvelle étape essentielle de la fiction télévisuelle.

Créée

le 24 avr. 2015

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Buddy_Noone

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