Nadja
6.5
Nadja

livre de André Breton (1928)

Nadja est l’exemple parfait, en littérature, du grand paradoxe de l’avant garde : à la fois novateur mais à certaines pages, proche de “l’oubli” total de son lectorat.


Expérimental, novateur, Nadja l’est incontestablement. Par ses intentions en particulier, car André Breton a souhaité en faire un cas d’école des idées surréalistes qu’il a théorisé, dont cette écriture automatique, sans plan prédéfini, devant laisser libre cours, via des digressions spontanées, à la révélation de l’inconscient.
La structure assez foutraque du livre, à la fois journal intime, roman et essai littéraire, commence par une déclaration d’intention théorique (“voilà ce que je vais faire”), continue avec une série de divagations qui au bout d’une cinquantaine de pages se fixe définitivement sur le sujet de Nadja, une femme libre et alors fauchée qui erre dans les rues de Paris. Autre élément formel notable de cette volonté de renouveller l’art littéraire : Breton tire explicitement la leçon de l’avènement de la photographie en supprimant toutes les descriptions de son livre, pour les remplacer par les photos des lieux évoqués. C’est plutôt agréable, et pas idiot. Pourquoi pas.


Tout cela donc est intéressant sur la théorie, mais c’est sur l’application qu’il y a plus de souci. On a du mal à voir la cohérence des premières pages, qui abordent sur près d’un tiers de l’ouvrage des sujets sans grand intérêt et sans lien avec l’objet qui s’est par la suite imposé (Nadja) : des revues de pièce de théâtre, des entretiens avec des collègues du groupe surréaliste... On pourrait interpréter cela comme le résultat spontané d’un processus d’écriture libre, sans préjugé, sans plan, bla bla bla. Mais s’il faut garder intact le récit, le trajet qui a permis de se fixer sur le sujet définitif, pourquoi réécrire plus de 30 ans après certaines pages, comme l’a fait Breton ? Et si l’on peut se permettre de réécrire, pourquoi ne pas le faire comme tout bon écrivain en première analyse ?


Ce parti pris paraît plus une paresse d’écriture pénible qu’autre chose pour un lecteur à qui on délègue la responsabilité de structurer les caprices du chemin de pensée de l’auteur, mais à qui on impose en même temps une langue sur-écrite, un texte surchargé de sens et des phrases alambiquées qui se veulent froides, mais sont le plus souvent confuses. Car Breton, dans les passages les plus conceptuels et théoriques du livre, n’évite pas le piège du langage abscon et désincarné du bullshit littéraire, érudit et flou, et ce faisant ne parvient qu’à rendre ces pages parfaitement illisibles.


Reste l’histoire centrale, qui est la description autobiographique assez intime de la relation du vrai André Breton avec Nadja, intime mais discre. Certaines pages sont très belles, grâce à cette belle pudeur sublimée, mais dans l’ensemble - ce doit être ma sensibilité propre -, c’est trop peu homogène, trop foutraque, pour véhiculer durablement l’émotion en potentiel dans cette histoire.


Nadja, c’est donc un style abscons, parfois génial, souvent pénible, une structure bancale, l’histoire d’une rencontre fugace, belle mais finalement commune précédée et suivie de beaucoup de bla bla littéraire pseudo savant.


Abordée à la façon moderne de son époque, c’est-à-dire par la théorie avant tout, Nadja pèche donc de la même façon que les artistes modernes et contemporains depuis au moins Kandinsky. Car tout se passe comme si l’art valait plus pour l‘intention de l’auteur ou le concept que pour l’oeuvre, comme si la nouveauté était, plutôt que le beau, le vrai critère d’appréciation de l’art, comme si se faire une place en tant qu’artiste de génie passait par “repousser les limites” du champ de son art plutôt qu’en faire un chef d’oeuvre. Comme si en somme l’histoire de l’art était plus importante que l’art, ou l’histoire de la littérature plus importante que la littérature.
Plus de 100 ans après l’avènement du cubisme, l’art abstrait, après Duchamp et Dada, plus de 90 ans aussi après le surréalisme, peut-être est-on en droit de remettre l’Eglise au centre du village, c’est-à-dire refaire de l’esthétique le but de l’art, plutôt qu’une éternelle fuite en avant conceptuelle. L’art depuis 100 ans, comme l’Empire Mongol, cherche d’abord à s’étendre, au détriment de la mise en valeur de ses territoires, valorisant l’extensif plutôt que l’intensif. Et peut-être peut-on aussi s’avouer que parmi les expérimentations des avant-gardistes, toutes aussi novatrices et osées soient-elles, on trouve un paquet d’impasses, dont Nadja.

Nicolas_Zaural
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le 5 janv. 2021

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Nicolas_Zaural

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