Nadja
6.5
Nadja

livre de André Breton (1928)

"Nadja" est un des meilleurs livres du XXème siècle, et l’un de mes préférés dans toute l’histoire de la littérature. Le surréalisme atteint ici son point culminant, sa véritable cristallisation, et sa mythification. André Breton fait sauter tous les codes, tous les genres, tous les mots, et atteint avec brio le « nouveau » auquel invitait Baudelaire à la fin des Fleurs du mal.


On fait à "Nadja" toutes sortes de reproches : sa complexité, son rejet trop dogmatique de la littérature classique, son besoin de se montrer comme œuvre-limite indéfinissable, reproches qui sont tous infondés ou de courte vue. Ce qu’on appelle complexité, c’est en réalité l’extrême concision du texte, qui fait que chaque phrase fait signe vers une richesse de sens qui n’avait jusque-là été atteinte que dans quelques grands poèmes, ou dans quelques grandes œuvres auxquels se réfère Breton : Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé. Ce qu’on voit comme un refus de la littérature classique n’est pas un simple oubli dogmatique, qui voudrait tout brûler du passé, mais un jeu à entamer pour retourner toute cette littérature classique : la première rencontre avec Nadja est un écho très fort de la rencontre entre Frédéric Moreau et Mme Arnoux dans L’Education sentimentale, ce qui nuance largement l’anathème que Breton a l’air de porter sur Flaubert.


"Nadja" est certes une œuvre-limite, c’est même pour cette raison que la critique en parle autant depuis sa sortie : c’est une œuvre qui met en question toute la littérature. D’abord, André Breton semble au tout début du texte nouer un « pacte autobiographique » (comme dirait l’autre) en disant qu’il va « relater les moments les plus importants de [s]a vie » et répondre à la question qui commence le récit : « Qui suis-je ? ». Pourtant, les origines, le récit d’enfance et la formation sont complètement absents : les « moments importants de sa vie » semblent se résumer à six jours de sa vie (du 5 au 11 octobre 1926). C’est parce que le personnage de Nadja cristallise toute sa vie, ce personnage est le symbole du surréalisme et de la quête poétique d’André Breton : Nadja, comme symbole, est toute sa vie.


Car le véritable sujet de l’œuvre, ce n’est pas Nadja, c’est André Breton. D’ailleurs, dans les photographies, on trouvera un portrait d’André Breton, qui dans la première édition du livre était en dernière page, marqué comme réponse à la question « Qui suis-je ? », et seulement les « yeux de fougères » de Nadja. Mais la réponse n’est pas la réponse de l’autobiographie traditionnelle : il ne s’agit pas de faire un récit de sa vie, mais de donner une réponse qui cristallise toute sa personnalité et tous ses idéaux : cette réponse, c’est l’analyse des paroles et de sa relation avec Nadja, et l’arrivée à la conclusion « La beauté sera convulsive ou ne sera pas » : l’identité du poète n’est pas fixée, elle se projette toujours vers l’avenir et vers une redéfinition de la beauté.


"Nadja" est un livre qui nous perd parce qu’il veut nous perdre : c’est un livre exigeant, qui veut que nous nous concentrions et mettions notre sensibilité littéraire et notre imagination au bout de ses forces. André Breton passe de l’essai au roman, de l’histoire d’amour à la diatribe contre la psychiatrie, de la révolte métaphysique à l’effusion lyrique pour son nouvel amour. Il part partout, ce qui est revendiqué au début, quand l’auteur affirme que pour écrire il va suivre le fil de ses idées. Mais l’œuvre est pourtant construite très finement ; on est très loin des tentatives de l’écriture automatique, dont Breton est alors revenu. Ici, il exprime avec puissance la volonté surréaliste, tout en la mettant en œuvre. C’est un récit sur l’écriture, sur le surréalisme, sur l’amour et sur la folie, chacun de ses thèmes se télescopant au détour de chaque phrase.


Ce livre est, à n’en pas douter, un chef-d’œuvre, encore peu exploité, un chef-d’œuvre dont on perçoit la force mais dans lequel on peine à entrer. Tout comme pour Lautréamont, il faudra que des artistes se jettent dans une confrontation avec cette œuvre, de cette prose si dense, si élevée et si profonde. Car jusque-là on en a beaucoup parlé pour ne rien dire. Tout le travail reste à faire.

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le 15 sept. 2014

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