"Qui sème le vent récolte le tempo ..."

J’ai mis un moment à me décider. Le thème, répété en boucle dans tous les commentaires m’attirait très peu : la transposition, « l’adaptation » de Full metal jacket, des commandos marines au conservatoire de musique jazz, avec un Lee Ermey en instructeur des cymbales et des baguettes …

Perplexité et lourde hésitation. Puis il y a eu l’accumulation des critiques positives, plus que positives, enthousiastes, dithyrambiques, partout, même chez mes éclaireurs préférés. Et le maintien du film en quatrième semaine dans l’usine à films la plus proche. Donc …

Déçu.

Whiplash ne manque pas de forces, certes.

Un rythme d’abord, sans vraies pauses, presque sans respiration, mais avec des breaks, des syncopes, des explosions, des chutes brutales, des apnées : c’est particulièrement évident (et de façon d’autant plus forte que c’est une scène sans musique) dans la course contre la montre pour arriver à temps, repartir, accélérer encore, s’effondrer, et relancer, relancer encore … Whiplash, par la grâce du montage, épouse les rythmes du jazz.

Et il y a, évidemment, l’interprétation énorme de J. K. Simmons – dans ses absences, quand on l’attend (avec la plus grande des appréhensions), quand on distingue son ombre ou que ses pas le précèdent et résonnent ; dans son look, crâne rasé, vêtement uniformément noirs, visage plus que mobile, cou long, dégagé, comme celui d’un grand lézard ; et dans son jeu : entre séduction, violence extrême, flatterie matoise et sitôt reprise, hurlements, coups, et volonté permanente d’humiliation (et émotion non retenue, par instants, mais là il me semble moins crédible). Il y a aussi, dans le rôle et dans le jeu quelque chose de très ambigu, presque glauque – où la relation entre le maître et l’élève relève aussi (surtout ?) du SM et d’une sexualité mal simulée, avec accumulation d’insultes homophobes, avec (presque) des incohérences de scénario, le maître, si désireux de reconnaissance, sabotant délibérément le travail de tout son orchestre, l’aboutissement d’une année, au nom de sa seule relation avec l’élève …

J. K. Simmons écrase tout, vampirise tout le film, au point que Miles Teller, dans le rôle de l’élève souffre-douleur ou prodige en devenir, puisse paraître très fade, très pâle, quasi insignifiant et pour le coup (les coups …) réellement tête à claques. C’est sans doute un leurre : car à mesure que le film progresse (pas dans son action, très répétitive), de façon presque imperceptible, il se modifie, au moral et au physique, jusqu’à se transformer en monstre à son tour, sans qu’on y ait vraiment pris garde, pour la partie peut-être la plus intéressante du film : comment un monstre, en tentant de révéler un génie, fabrique en fait un nouveau monstre.

Et dans cette perspective, le fait que les autres personnages, la famille, les apprentis musiciens, jusqu’à la petite amie, ne soient que des silhouettes sans consistance n’est pas vraiment gênant : cela resserre encore davantage l’intrigue sur le drame du couple qui la porte et qui seul compte.

Cela dit …

Contrairement aux apparences, le film n’est pas si original. Il propose en fait une énième déclinaison du rêve américain qui se réalise à force de travail et de volonté, du récit d’initiation, via la dialectique du maître et de l’esclave, de la recherche de l’idéal sans concessions, à travers les coups, tendance « qui aime bien châtie bien », avec dans les marges les mythes de Frankenstein ou de Pygmalion. Ce n’est pas si neuf.

Et le scénario est pour le moins léger, marqué d’événements répétitifs (mais avec un rythme très soutenu), où la seule évolution touche en fait à la psychologie de l’élève. Les temps musicaux, de répétition et de concert (même s’il ne s’agit pas, pas du tout, d’un film sur la musique) permettent en fait à la fois de marquer (habilement) les étapes du récit, de provoquer les explosions et à l’image de l’ultime concert d’apporter au film la durée de référence. Ce dernier concert, avec l’interprétation de Caravan, est d’ailleurs très bien filmé. Mais on reviendra sur l’ultime solo.

En réalité Whiplash ne tire son originalité que de l’excès des scènes d’action (du sang, de la sueur et des larmes sur les cymbales et sur les toms), et de l’artificialité extrême (jusqu’à l’outrance) de la transposition du récit et de ses enjeux dans un contexte inattendu (saugrenu ?) – celui d’une école supérieure de musique. Et, même si Whiplash ne doit pas être vu comme un film musical, cette transposition, à mon avis, ne fonctionne pas …

Et le problème ne vient pas seulement du bourreau, mais aussi de la victime (ou du génie en herbe, dont toute la vie finit par être régie par son obsession de la réussite (ou par sa haine/amour du maître) au point de ne vivre ses relations avec ses proches que sur le mode de la concurrence haineuse et très ordinaire (qui a la plus belle réussite sociale, la meilleure reconnaissance … ?) ou d’en être totalement odieux (et très peu crédible) avec sa jeune compagne – ou surtout de ne vivre le compagnonnage avec les autres membres de l’orchestre (pas seulement les autres aspirants batteurs) que sur le mode de la concurrence sauvage, haineuse à nouveau et jusqu’aux croche-pieds sournois (en volant les partitions des autres …)

Cela revient en fait à confondre l’univers de la musique et du jazz avec celui de la fac de médecine où les redoublants hurlent pendant la totalité des cours pour empêcher les nouveaux d’écouter, ou avec n’importe quelle classes prépa (surtout les scientifiques certes) où l’autre ne peut être que le concurrent, l’ennemi à éliminer par tous les moyens. Mais ces univers ne mettent en concurrence que des individus et n’ouvrent de fait aucune alternative collective.

La musique, et le jazz plus encore n’ont rien à voir avec ces mondes-là : le jazz, musique à l’origine populaire par excellence, est le théâtre de l’improvisation – à partir d’une ligne mélodique, souvent très simple, on part, on s’ébroue, on improvise, on se retrouve, on retombe sur ses pieds, on divague à nouveau, au point qu’aucune représentation, aucun concert ne pourra jamais ressembler à un autre ni au « modèle » du disque enregistré. Le jazz, c’est aussi le temps des bœufs, des essais musicaux partagés, des essais toujours joyeux d’adaptation à l’autre, surtout quand on le découvre pour la première fois. On joue toujours avec les autres, même lors de ses envolées en solo qui demeurent toujours très ludiques – ce que n’est certes pas l’ultime solo de Neiman, énorme, monstrueux, magistral, accessoirement long et presque répétitif, et très déconnecté du morceau qu’il conclut. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que la tendance, toutes musiques confondues, soit aujourd’hui aux soli des maîtres techniciens en musique.

Le jazz, c’est enfin, effectivement beaucoup de souffrance – mais pas du tout celle présentée dans Whiplash : la souffrance terrible des origines, de la rue, avec tous les excès, toutes les drogues, celles qui ont emporté Charlie Parker (tellement évoqué dans le film) ou même Miles Davis, la clochardisation même, jusqu’au drame pur et sordide, après un passage à tabac qui n’avait rien de professoral, l’assassinat de Jaco Pastorius, enfant perdu, égaré, explosé dans un caniveau.

C’est une tout autre violence.

Et si le jazz, avec l’histoire, est devenu une musique savante, ce n’est certes pas par le chemin de l’école (ou alors très buissonnier) mais par les recherches ininterrompues de musiciens innés et surdoués. Et même si Miles pouvait sans doute être odieux avec ses collaborateurs, et avec tout le monde d’ailleurs (des journalistes et parfois jusqu’au public), cela ne renvoyait sans doute pas au respect des partitions. Quant à l’agression de Philly Joe Jones contre Charlie Parker, répétée et répétée dans le film, comme sa justification imparable, l’agression qui aurait fait émerger le génie (et dont je n’ai d’ailleurs pas trouvé trace ailleurs, mais j’ai sans doute mal cherché), elle me semble assez hors sujet. Philly Joe était un batteur génial, et un junkie notoire, et pas un prof. Quant à Charlie Parker …

On pourra toujours rétorquer que Whiplash n’est pas un film sur la musique, en tout cas pas à ce niveau-là, pas à ce premier degré. Le maître est en quête du sublime – de la révélation du sublime à travers l’humiliation, les coups. Il ne faut pas passer à côté de Mozart.

Mais là non plus, cela ne fonctionne pas : c’est au contraire la conformité au moule, celle qui naîtra dans toutes les grandes écoles, celle des partitions à suivre à la lettre sous peine d’humiliation et d’éjection, c’est ce modèle-là au contraire et malgré toute sa violence, qui contribuera à produire des singes savants, des clones, à étouffer la créativité, à la banaliser, et pour le coup à assassiner Mozart.

En bref, même si la transposition est techniquement réussie, indiscutablement, elle ne m’a jamais paru vraiment crédible.

Créée

le 11 févr. 2015

Critique lue 1.3K fois

62 j'aime

20 commentaires

pphf

Écrit par

Critique lue 1.3K fois

62
20

D'autres avis sur Whiplash

Whiplash
Sergent_Pepper
8

Travail, infamie, batterie

Pour se laisser pleinement aller à la jubilation de Whiplash, il faut d’emblée lever une ambiguïté de taille : ce n’est pas un film sur la musique. Le mélomane qui ira chercher une exploration des...

le 31 déc. 2014

234 j'aime

22

Whiplash
Vincent-Ruozzi
10

«Je vous promets du sang, de la sueur et des larmes»

Whiplash est un grand film. Il est, selon moi, le meilleur de l’année 2014. Une excellente histoire alliant le cinéma et la musique. Celle-ci ne se résume pas à une bande son, mais prend ici la place...

le 20 janv. 2015

190 j'aime

11

Whiplash
Je_en_vert
8

Le Bon, La Brute et le Tempo

LE BON. Whiplash c’est l’histoire d’un jeune batteur, interprété par un très bon Miles Teller (The Spectacular Now), qui pratique le jazz dans l’un des meilleurs conservatoires des Etats-Unis. Il...

le 26 déc. 2014

186 j'aime

18

Du même critique

The Lobster
pphf
4

Homard m'a tuer

Prometteur prologue en plan séquence – avec femme, montagnes, route, voiture à l’arrêt, bruine, pré avec ânes, balai d’essuie-glaces, pare-brise et arme à feu. Puis le passage au noir, un titre...

Par

le 31 oct. 2015

142 j'aime

32

M le maudit
pphf
8

Les assassins sont parmi nous*

*C’est le titre initial prévu pour M le maudit, mais rejeté (on se demande bien pourquoi) par la censure de l’époque et par quelques fidèles du sieur Goebbels. Et pourtant, rien dans le film (ni...

Par

le 12 mars 2015

112 j'aime

8

Le Loup de Wall Street
pphf
9

Martin Scorsese est énorme

Shit - sex - and fric. Le Loup de Wall Street se situe quelque part entre la vulgarité extrême et le génie ultime, on y reviendra. Scorsese franchit le pas. Il n'y avait eu, dans ses films, pas le...

Par

le 27 déc. 2013

101 j'aime

11