Prometteur prologue en plan séquence – avec femme, montagnes, route, voiture à l’arrêt, bruine, pré avec ânes, balai d’essuie-glaces, pare-brise et arme à feu. Puis le passage au noir, un titre décalé et de réels espoirs surréalistes.


Vite déçus. Le récit tourne rapidement à la dystopie, presque ordinaire (on reviendra sur ce « presque »), pas vraiment dystopique d’ailleurs, plutôt symbolique, comme une image vaguement fantasmée de notre monde.


La difficulté (et l’ennui, le problème majeur est là) viennent du fait que l’originalité,(pas si) profonde (que ça), la folie du film ne sont que sur le papier – et prometteuses certes : un monde où ceux qui ne peuvent pas se mettre en couple sont transformés en animaux, où l’on choisit soi-même sa réincarnation future (en homard parce que cela peut vivre un siècle, parce que ça a du sang bleu comme les aristocrates, parce que c’est un peu plus original qu’un chien …), où l’on ne peut s’accoupler qu’avec quelqu’un(e) ayant la même particularité physiques que soi – par exemple un saignement récurrent du nez, où l’on va, selon une fréquence hebdomadaire à la chasse aux solitaires avec des fusils hypodermiques…


Prometteur.


Mais tout reste très virtuel.
On oublie vite la métamorphose animalière, à peine rappelée, sans qu’on y prête attention, par les passages subliminaux d’un porc, d’un flamant rose, d’un dromadaire ou de quelques chiens ;
L’affaire du homard, sa durée de vie, son sang coloré, sa puissance sexuelle, est totalement oubliée à peine a-t-elle été évoquée. Etc.


En fait les idées sont bonnes, mais peu exploitées, trop vite abandonnées, très virtuelles, et comme (presque) rien ne vient remplir l’enveloppe des personnages, ceux-ci deviennent à leur tour très virtuels - et très vides.


Et la dystopie, au bout du compte, ne me semble pas tellement originale. L’imposition totalitaire d’une norme sociale passant par le mariage pour tous obligatoire, n’est en fait qu’un écho basique à toutes les organisations sociales, les plus traditionnelles (des communautés jusqu’aux familles et aux mariages imposés à l’intérieur du cadre) ; le contrôle des couples est sans doute un des éléments les plus basiques de tous les totalitarismes, les essais, déjà anciens de télé réalité (depuis Tournez Manèges, et sans doute bien avant, jusqu’à l’accumulation des émissions actuelles) que l’on peut tenir, jusqu’à un certain point, comme presque aussi surréalistes que The Lobster et jusqu’à 1984, où d’ailleurs c’est moins l’imposition du mariage qui est en jeu que le contrôle de la normalité des couples constitués – qui eux-mêmes s’auto-contrôlent (et ce thème est aussi abordé dans The Lobster, d’une façon assez intéressante, mais confuse).


De même, l’autre grande idée, celle d’un groupe révolutionnaire n’appliquant au bout du compte que les mêmes principes que ceux adoptés par le régime tyrannique, pour un autre totalitarisme inversé (c’est à présent la constitution des couples qui est proscrite et sévèrement réprimée), aussi absurde et insupportable, me semble déjà avoir été traitée et re-traitée à maintes reprises. L’originalité, là encore vite oubliée, ne tiendra que dans des éléments anecdotiques, factuels et rares – ici un grille pin pour la main masturbatoire, là le découpage des lèvres qui auront osé s'embrasser.


Et d’une certaine façon la plupart des scènes clés de The Lobster ne sont que des échos, pas particulièrement bien traités, à des figures récurrentes du cinéma ou de la littérature ; ainsi de ces chasses du Comte Zaroff, assez peu dynamiques ; ou encore des mises en condition initiales, de l’uniforme contraint aux entraves provisoires (les mains attachées, mais ici une seule main) ; ou encore les transformations animalières (sans remonter jusqu’aux réincarnations de l’hindouisme), qui ont aussi une postérité littéraire chargée, on pense à Kafka évidemment, mais aussi, bien plus loin à Circé et aux compagnons d’Ulysse - il est possible d'ailleurs que les références à la Grèce antique, Sophocle, Euripide, Œdipe et ses yeux crevés, voire la catharsis, aient quelque incidence sur le récit, mais je n’ai pas vraiment pas, envie d’approfondir ; ou même de l’hôtel, comme lieu symbolique du récit, lieu de cure, centre de remise en forme et en norme, maison de correction, de rééducation, représentation festive d’un camp de concentration. Parmi la multitude des films, et des grands films, construits autour d' un hôtel, je ne suis pas certain que cet hôtel là, très quelconque, fera date. Les ingrédients de ce homard à la grecque ne sont pas très épicés …


Il faut être honnête – et admettre que la première partie du film, précisément celle de l’hôtel, propose aussi des initiatives et des séquences intéressantes – la scène déjà évoquée du grille-pain, la branlette inachevée pour s'assurer de la persistance des capacités érectiles, la danse en solo, ou encore les fêtes d’accueil et de mariage des gentils membres, avec la directrice de l’hôtel et son compagnon en (pas très) gentils organisateurs et en chanteurs lyriques.


C’est lorsque le héros / Colin Farrell / The Lobster parvient à s’échapper et finit par rejoindre la troupe des parias révoltés, les fameux solitaires, que les choses se gâtent vraiment. On pourra déjà s’interroger sur la crédibilité de Léa Seydoux, en pasionaria, en grand chef de la cohorte révolutionnaire, mais ce n’est qu’un détail. Une fois posé le principe de la règle inversée pour un même totalitarisme (l’interdiction de se mettre en couple, ne serait-ce que de flirter), tout se passe comme si les auteurs ne savaient plus trop comment se renouveler, et multiplient alors de façon flagrante les redites (creuser sa tombe …), les incohérences, les retours en arrière. Ainsi la possibilité (essentielle …) pour les parias, pour les hommes des bois, de se rendre en ville, le plus tranquillement du monde, d’y retrouver leurs familles, d’y faire leurs courses et leurs affaires, en costume/cravate – avant de retourner à leur rébellion forestière et terreuse.


Et tout cela finit par devenir très long.


En fait, il me semble (mais rien n’est moins sûr) que The Lobster s’attaque moins au totalitarisme qu’au conformisme. En témoigne ainsi la scène, annoncée au début du film comme essentiel, l’envoi des couples constitués dans des bateaux de plaisance situés au bout de la baie, cette expédition étant présentée, sans autre précision comme l’épreuve ultime, la plus terrible, validant la remise en forme des individus accueillis à l’hôtel (la toute première était celle de la main attachée …). Les bateaux sont là, puis on les oublie, au point que l’on ne s’attend plus à les retrouver, de la même façon que nombre des perspectives sont oubliées à peine ont-elles été ouvertes.


On retrouve néanmoins le yacht et ses occupants (la femme et l’homme / Ben Wishaw, accouplés au nom d’un saignement de nez partagé, et à présents nantis d’un enfant, né par génération spontanée …) ; on les retrouve à l’occasion d’une expédition punitive organisée par les solitaires (visant aussi le couple des directeurs), dans le but, peut-être, de détruire les couples les plus symboliques. Or Colin Farrell / The Lobster, échoue dans sa mission, même lorsqu’il révèle à la jeune femme que le couple n’a été constitué que sur un mensonge (les faux saignements de Wishaw, à base de coups violent frappés contre les murs, ou de ketch-up). En fait le couple rejette l’intervention du révolté, parce que par delà les mensonges et les conditionnements initiaux (idiots mais efficaces), ils ont désormais une vie de couple, très conforme et qui leur convient, dans un joli yacht et avec un bel enfant ; la cure a bien fonctionné.


(Note : je ne suis pas totalement sûr de cette interprétation, même si elle me semble plutôt intéressante. Mais exprimée très confusément, tout simplement parce qu’il est très difficile de faire passer des concepts à travers des personnages certes décalés, mais essentiellement désincarnés et vides.)


Tout le problème est là. Et je suis vraiment désolé de ne pas parvenir à partager l’enthousiasme de nombre de mes éclaireurs préférés, souvent séduits par The Lobster. Mais le temps commence à être très long, les yeux résistent mal, se ferment quelques instants, l’ennui s’installe et je décroche. Et c’est sans doute le gros point faible de The Lobster – l’ennui qui ne pardonne pas, l’ennui qui pointe, se propage, « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », comme une sorte de chape qui pèse sur le spectateur désormais présent / absent, à l’attention incertaine, dans l’attente d’une fin qui arrivera sans doute (même si par moment il craint que cela ne finisse pas) - jusqu’à en gâcher la fin effective qui aurait pu, si on croyait un tant soit peu aux personnages, être une très belle scène d’amour fou et de désespoir – au pays des borgnes, les aveugles sont désormais rois car plus rien ne peut les obliger à voir. Mais on n’y croit pas. Le spectateur n’est déjà plus là, le conditionnement a fini par jouer – et homard l’a anesthésier.

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le 31 oct. 2015

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