La question, qui semble-t-il, agite une grande part de la critique à l’encontre du nouveau film de Spielberg, concerne son intérêt : pourquoi, 60 ans après, refaire quasiment à l’identique une comédie musicale qui a marqué son époque, sans en modifier le scénario, la musique, les paroles et la période ?
West Side Story, rappelons-le, était déjà presque une aberration à sa sortie : Hollywood, concurrencé par le succès foudroyant de la télévision, entrait dans une grande période de doute, et la ère des plantureuses comédies musicales se regardait déjà dans le rétroviseur. L’idée de renouer aujourd’hui avec une esthétique aussi ostentatoire, une relecture des thématiques universelles de l’amour contrarié héritées du Romeo & Juliette de Shakespeare n’a donc pas à trouver de justification particulière : ces invariants constituent un matériau que le cinéma, épris de spectacle et d’éternité, saura toujours exploiter.


Et qui mieux que Steven Spielberg pour s’offrir un aussi ambitieux exercice de style ? Le magicien de l’image, qui a toujours su faire de l’émerveillement la finalité de son art, ne pouvait rêver plus beau défi. Son West Side Story est avant tout une déclaration d’amour à un genre dans lequel il ne s’était pas encore illustré, et qui concentre à l’extrême le règne de la facticité virtuose. On retrouvera donc ici ce qui pouvait irriter certains dans la version de Robbins et Wise, à savoir un couple de minets un peu trop proprets, quelques longueurs et une esthétique de studio totalement assumée.


Mais c’est justement en se glissant dans ce carcan que Spielberg fait des merveilles. Certains lui reprocheront sans doute de vouloir trop en faire, et de s’illustrer dans cette logique de la surenchère propre à Hollywood : c’est oublier que c’est justement cet ADN du cinéma qu’il exploite ici. L’ampleur de ses scènes consiste à élargir le champ, et d’étendre le dancefloor à l’échelle de la ville entière. America visite le quartier tout entier, la scène du bal prend une vigueur fantastique en se faufilant entre les silhouettes, et le travail du montage parvient à combiner des échelles de plans diverses sans jamais perdre de vue la dynamique générale, ou distribuer des séquences alternées (Tonight Quintet) avec une vigueur formidable. Spielberg a toujours été le grand cinéaste de l’enthousiasme, l’une des grandes énergies de la comédie musicale : l’alchimie est totale, et le cinéaste convoque tout son génie pour agrémenter ses scènes collectives d’un sens du détail qui les pimente et souligne l’ampleur des mouvements d’ensemble : un pot de peinture dans l’ouverture, un couteau (Cool), le mobilier d’un commissariat (Gee, Officer Krupke) circulent avec une aisance déconcertante entre les protagonistes, que ce soit pour déployer leur dextérité ou leur agressivité. On retrouve ce perfectionnisme jusqu’au travail du son, les freins des voitures ou le spray d’une femme de ménage ponctuant avec malice la grande symphonie générale. Et si certaines séquences convoquent un peu trop la facticité lumineuse contemporaine (un grand abus des flares dans la scène du bal, du mariage dans la chapelle ou le final), le spectacle fonctionne à plein régime.


Il ne s’agit pas pour autant de s’en tenir à cette magie : en son temps déjà, le film de Wise & Robbins se démarquait par le regard qu’il braquait sur les failles de l’Amérique, et Spielberg s’empare évidemment de cette thématique. La violence, la fracture sociale et raciale irriguent ainsi un grand nombre de séquences et, la volonté d’un ancrage réaliste ou crédible s’invite à plusieurs reprises. Cela explique peut-être une plus grande raideur dans les danses, marquées par une une brutalité qui n’a pas la grâce et la souplesse d’antan. Les projecteurs sur Tony dans Maria sont allumés par un agent municipal, l’isolement des amants lors du coup de foudre au cours du bal se fait derrière des tribunes, et la scène du balcon commence comme la véritable exploration d’une cage : à chaque fois, l’espace rappelle l’hostilité et l’expulsion, l’enfermement et la mise à l’écart. Dès l’ouverture, au fameux plan aérien (l’un des premiers de l’histoire du cinéma) sur Manhattan dans l’original succède une plongée sur des gravats : le quartier en voie de destruction, entame une gentrification qui prévoit d’expulser les populations les plus défavorisées. La guerre des territoires entre Sharks et Jets est donc d’autant plus vaine, et l’affirmation aboyée de leur identité par la souillure d’une inscription à grandes giclées de peinture ne peut que rentrer en écho avec les expressions spontanément haineuses des réseaux sociaux de l’Amérique de Trump. Quant à l’exploration merveilleuse des décors d’un grand magasin dans I feel pretty, elle montre tout autant l’envers du décor par le premier rôle accordé aux femmes de ménage qui œuvrent la nuit, dans les coulisses d’une société de consommation qui les maintient à l’écart.


Même si elles sont finalement secondaires, ces passerelles avec l’époque constellent le récit, qui fait la part belle aux femmes, avec un rôle de choix accordé à Rita Moreno, qui, 60 ans après le premier film, campe une matriarche qui prendra à son compte le titre Somewhere. Face à elles, on montre surtout les membres du gang comme des enfants – de façon forcée, par moments, faisant succéder de manière un peu mécanique les larmes aux pulsions de viol ou de meurtre.


L’intérêt n’est pas véritablement là : que le film soit woke ou non, par son casting scrupuleusement latino ou l’intégration d’un comédien transgenre, n’est qu’un épiphénomène. L’actualité vibrante du film réside plutôt dans sa capacité, en 2021, à enthousiasmer, émouvoir et donner sa pleine splendeur à l’écran d’une salle de cinéma.

Sergent_Pepper
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le 11 déc. 2021

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