Il faut parfois se rendre à l’évidence, certains films atteignent un tel niveau de qualités (artistiques, intellectuelles, philosophiques…) qu’ils s’imposent de fait à soi, malgré une certaine violence (j’y reviendrai) comme une œuvre incontournable, qui vient bouleverser la conscience en s’immisçant durablement à l’esprit et dont on sort fortement ébranlé, et une peu interloqué.


« The lobster » est une sublime réflexion métaphysique où Yorgos Lanthimos (qui avait déjà étonné en son temps avec « Canine ») se joue des contrastes humains, voire de manière beaucoup plus large, s’interroge sur le sens ontologique de l’existence et de ses graduations. En instaurant le personnage de David comme mètre étalon situé entre deux modes d’un fonctionnement sociétal, il aborde subtilement les notions de compréhension du monde, sous entendu l’humain dans son environnement, entre ce qui est la norme, à laquelle chacun doit ou veut se référer d’une manière ou d’une autre, mais aussi l’évolution de l’individu (son ressenti) et ses craintes face à l’avenir. Ce sont autant de causabilités et de possibilités qui font que l’homme est ce qu’il est, ou deviendra. Le choix de l'acteur Colin Farrell, formidable dans le rôle, qui passe du statut de sex symbol en « gros beauf » est d’ailleurs assez malicieux.


Mais le film est beaucoup complexe que cela encore. Il y a une première lecture sur la notion du couple entre deux univers fondamentalement antinomiques où les nouveaux célibataires séjournent dans cet hôtel matriciel (qui fait froid dans le dos par son aspect désincarné), dépossédés de tous biens, prompts à la rencontre à tout prix et ces réfractaires que sont « les solitaires » qui vivent dans les bois, associant leurs forces autonomes et contradictoires, réfutant toute aliénation à l’autre. Ces deux courants de pensée, dont aucun n’est idéal, contraignent l’individu à la survie. Et Lanthimos d’amener alors une seconde lecture, une vision noircie à outrance d’un monde manichéen ou bien et mal se confondent dans une espèce « d’état de guerre du chacun contre chacun » si chère à Hobbes dans son « Léviathan ». L’état de nature est mis à mal et l’état animal est alors privilégié. C’est ainsi que l’on retrouve beaucoup d’animaux dans chaque scène, évoluant sereinement là où les hommes s’entre déchirent. Cette conclusion pessimiste fait froid dans le dos, tout comme le film dans son entier.


Il faut en effet avoir le cœur bien accroché pour regarder « The Lobster » non pas à cause d’une violence physique quelconque à l’écran, mais plutôt du malaise permanent qui y règne (la voix-off en leitmotiv y contribue largement) et des scènes insoutenables dans leur virtuosité, celle de la chasse notamment, la femme sacrifiée par son époux, ou encore avec ce final impitoyable où il ne nous reste plus qu’ne chose à faire, pleurer sur la condition humaine.


La maitrise du film est absolue. Mise en scène très chirurgicale, sans effets d’esbroufe mais glaçante à souhait. L’interprétation (à l’exception de Léa Seydoux et de son jeu monochrome) est impeccable, voire, remarquable, Farrell bien sur mais aussi Rachel Weisz magnifique. L’empreinte musicale, les prises de vue métalliques, le choix de décors (hôtel et ville mornes, sous-bois angoissants…) tout participe à déranger le spectateur, le bousculer jusqu’à l’étourdir. Cet ensemble si bien composé, se révèle être un véritable brulot politique, le cri d’insurrection d’un artiste. Et le choix du homard, animal de réincarnation choisi par David n’est pas neutre. Il fut longtemps, dans la peinture classique, l’animal. symbolique de la fronde religieuse, un signe de reconnaissance pour ceux qui voulaient braver les interdits et la norme. Lanthimos réfute ici tous dogmes. Simplement, il souhaite faire partager sa conviction du réveil de l’Homme qui doit tendre à plus d’altruisme et placer son instinct au service de la moralité plutôt que de la normalité. Il en va de son bien être, mais aussi de la propre survie du monde.

Fritz_Langueur
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