Parce qu’il est considéré en Europe comme un auteur, et que son génie visuel a frappé dès ses premiers films, la critique a rapidement cherché dans le cinéma de Steven Spielberg, spectaculaire et divertissant, les indices cachés d’une intimité, et les a trouvés sans difficulté dans cette part accrue accordée à l’enfance, le portrait de famille déstructurée et le recours au merveilleux pour s’accomplir. À 76 ans, le cinéaste exploite tout ce matériau à travers un film autobiographique qui va, sans surprise, convoquer les caractéristiques de son œuvre, à savoir d’un cinéma grand public, pour aller sonder les éléments déterminants de son existence. The Fabelmans traitera donc de l’enfance, de l’obsession du jeune Samuel pour le cinéma, du divorce de ses parents comme de la douloureuse expérience de l’antisémitisme, en convoquant tous les ingrédients du biopic comme la sentimentalité, l’idéalisation, peut-être, le vernis de la reconstitution d’une période révolue et jusqu’à la codification surannée du teen movie. Autant d’éléments qui irriteront très probablement les puristes venus chercher un traité de décomposition du cinéaste en jeune homme et un guide de lecture théorique de la naissance de son esthétique.


Steven Spielberg a toujours fait de l’étonnement la force motrice de son cinéma, qu’il évolue vers l’émerveillement ou l’effroi ; c’est ce sentiment premier qu’il retrouve dans le visage d’un enfant dont les incroyables yeux étaient tous désignés pour incarner l’origine du Spielberg face : à travers la découverte d’un crash de train dans Sous le plus grand chapiteau du monde, Samuel développe une obsession du contrôle qui emprunte à son père l’exigence de l’explication scientifique (ici, la décomposition du mouvement) et à sa mère la fibre sentimentale (et une attirance presque maladive pour le danger manifestée face à l’irruption de la tornade). En trouvant la capacité de reproduire par lui-même le sentiment éprouvé, la créativité de l’enfant apparaît donc dans un premier temps comme un héritage, voire le ciment familial, puisque le fils va mettre à contribution toute la famille dans les productions qui renvoient à l’innocence échevelée de la préhistoire du cinéma, à travers des films muets qui permettent à John Williams d’ajouter à sa partition un nouvel exercice de style tout à fait charmant.


Mais le pouvoir conféré au jeune garçon ne sera pas sans conséquences : le demiurge se voit ainsi progressivement investi d’une responsabilité écrasante, celle de divertir le cocon familial, et plus particulièrement une mère aussi fragile que dévorante par sa présence fantasque, dans des séquences qui mélangent insidieusement l’empathie et le malaise. Et son aptitude nouvelle à maîtriser le temps, revoir le réel, le disséquer et le cadrer dans une maîtrise du passé, lui ouvrira les yeux lors de la très belle et douloureuse séquence de montage où le fils devient le scrutateur d’un couple en décomposition.


Cette question de la distinction entre les cadres est cruciale dans The Fabelmans : Spielberg donne certes à voir les productions du jeune homme, mais s’intéresse surtout à contempler ceux qui les regardent, et celui qui les projette, en ajoutant systématiquement à l’émerveillement commun un désenchantement fondamental. La mélancolie de Samuel, la conscience de la mère (son écrasant « You really see me » à son fils) et le refuge probablement lucide du père dans une ignorance de façade composent ainsi une toile de fond qui vient contrebalancer l’euphorie idéalisée d’une enfance de l’artiste. Car au Spielberg face traditionnel – celui des héros de la fiction – répond ici une attention toute particulière portée au visage du jeune réalisateur lorsqu’il diffuse son œuvre, et qu’il porte en son cœur d’autres vérités que celles projetées à l’écran : celle sur sa mère, ou la rupture amoureuse et les rancœurs face à la brutalité de ses camarades lors du film sur son lycée.


Le récit initiatique procède ainsi au fil d’un décentrement progressif (qui sera repris lors de la jubilatoire leçon finale assenée par un Lynch grimé en John Ford) : le cinéma est tout d’abord l’œil rivé sur le spectaculaire (le crash du train), puis sur les figures référentielles (le film de famille, les genres les plus codifiés comme le film de guerre ou le western avec les scouts), avant de faire mouvoir le cadre vers le surplomb des créateurs et spectateurs. De ce point de vue, la projection du film des lycéens occasionne une véritable mosaïque diffractée, où l’on filme le projectionniste tout comme les spectateurs se contemplant simultanément, grâce au jeu des reflets, en tant que figures involontaires de fiction. Dans cette évolution, Spielberg ne fait pas l’éloge d’une sublimation par la fiction, et d’un recours au fantastique pour fuir les failles du réel. Le cinéaste apprend bien vite que le pouvoir grisant du contrôle le conduit surtout à creuser une image qui contient davantage, et dans laquelle il devra contempler sa vulnérabilité, ce qui se dit de lui, qu’il doive faire face à des vérités (sur ses parents) ou qu’il transforme, pour exorciser, un réel qui le brutalise. Le créateur fait, presque malgré lui, des failles sa matière première, et comprend que celle-ci ne quittera jamais son œuvre. C’est clairement ce que lui dit son père : we’re gone too far in our story to actually say « the end ».

Dans Babylon, Damien Chazelle s’agenouillait face à un cinéma « bigger than you ». Avec The Fabelmans, Spielberg le grand illusionniste rend son tribut au réel et au vécu, vaste et douloureux horizon qu’il entreprend de cadrer pour ses semblables.


(8.5/10)


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le 22 févr. 2023

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