Le cinéma est affaire de regard. Chez Steven Spielberg, plus que chez n’importe qui d’autre. Sa filmographie est constellée de personnages témoins, si bien que la critique américaine a inventé un nom pour cela : la « Spielberg Face ». Elle contient à la fois l’effroi et la merveille, compose le saisissement devant le spectacle du monde. C’est, dans les Dents de la mer, le visage terrorisé de Roy Scheider quand il voit enfin la gueule du requin, et celui, émerveillé, de Laura Dern quand surgissent les premiers sauriens de Jurassic Park.


The Fabelmans s’ouvre sur une nouvelle « Spielberg Face ». Peut-être la plus importante : pour la première fois, celle de Steven Spielberg lui-même. Ou plutôt de son avatar, Sammy Fabelman (en allemand, l’homme-fable, le conteur). Le gamin, qui partage le prénom hébraïque du réalisateur, angoisse d’abord de rentrer dans une salle obscure qu’il croit hantée par les «  géants » qui s’agitent sur l’écran.

Puis vient la révélation. La bobine projette Sous le plus grand chapiteau du monde, de Cecil B. DeMille. Lettre d’amour à la salle à l’heure de la concurrence des plateformes ? Sans doute, mais on relève surtout que le cadre s’intéresse plutôt à l’enfant bouche bée devant la magie des images. La lumière fait briller ses yeux bleu azur. Dans les scènes suivantes, ils seront bruns. En une déflagration, le feu sacré du cinéma vient d’imprimer son regard au point de lui noircir l’iris. Spielberg est né.


Le geste pourrait être mégalomane mais il reste au contraire d’une humilité à toute épreuve. Car le 35e long métrage du réalisateur n’est pas tant une œuvre- testament qu’un film matriciel, une autobiographie intime où Steven Spielberg raconte sa famille, son enfance ballottée de l’Ohio à l’Arizona puis en Californie. Père ingénieur chez IBM, mère artiste fantasque, trois sœurs. Le couple parental, malheureux, vacille.


Sur le papier, Steven Spielberg, l’homme qui s’est coltiné caméra au poing Lincoln et les plages de Normandie, n’avait rien filmé d’aussi banal et quotidien. Mais son cinéma n’y perd rien en puissance, car The Fabelmans s’entend comme une confession. Oui, il est bien l’enfant déboussolé qu’on retrouve dans tous ses films ou presque, de E.T. l’extraterrestre à Hook en passant par Empire du soleil.


Le héros spielbergien est toujours aux prises avec le monde des adultes, désenchanté et instable. « C’est le chaos dans ma tête, quand je filme, je remets les choses en ordre », lâche Sammy Fabelman/Steven Spielberg au détour d’une réplique. Et The Fabelmans de se transformer en une ultime clé de l’œuvre spielbergienne, en la tenant par ses deux bouts.

D’abord comme un art de l’enchantement : celui du cinéaste-conteur. Petit, Sammy Fabelman s’amuse à faire dérailler son train miniature encore et encore devant la caméra de son père pour capter le plan parfait. Le chaos contrôlé, figé sur pellicule, comme une profession de foi du cinéma de divertissement dont il est le plus grand artisan vivant, aux œuvres duquel l’on doit une part de l’imaginaire pop culturel mondial, peuplé à jamais d’un terrifiant T-rex, d’un alien bonhomme au doigt luminescent et du chapeau d’Indiana Jones.


Puis comme un art de la révélation. Steven Spielberg, cinéaste-historien, a cogné l’Histoire plein cadre, de la Shoah aux tranchées, en passant par l’esclavage, Nixon et les attentats de Munich. Dans The Fabelmans, c’est en organisant ses pellicules sur un banc de montage que le jeune Sammy réalise que ce qu’il croit être un banal film de vacances raconte en arrière-plan la liaison secrète de sa mère avec Benny, l’ami de la famille si présent que tout le monde l’appelle tonton. L’œil de la caméra jette sa lumière sur le monde, éclaire sa beauté et sa laideur.


Que l’histoire soit majuscule ou non, Spielberg conçoit le filmage comme un geste d’apaisement. C’est en filmant qu’il se met dans la poche une des petites frappes antisémites qui le harcèlent au lycée. En filmant toujours qu’il renoue avec sa mère, à laquelle The Fabelmans rend un émouvant hommage. En filmant, enfin, qu’il se réconcilie avec son propre récit. «  Je fuis cette histoire depuis que j’ai 17 ans  », confessait-il, ému du haut de ses 76 ans et de son œuvre monumentale, en janvier sur la scène des Golden Globes, où son film a reçu une double ration de statuettes (meilleur film dramatique et meilleur réalisateur).


Il y a quelque chose de bouleversant à voir un grand artiste avouer qu’il est, au fond, toujours ce petit gamin angoissé, ou cet ado de 17 ans, animé de pulsions de cinéma, qui entraîne toute sa troupe de scouts dans le désert pour bricoler un film de guerre à deux sous. Admettre qu’il en tire encore les mêmes peurs, et la même nécessité à émerveiller. À regarder encore, à regarder toujours.

Cyprien_Caddeo
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Les meilleurs films de Steven Spielberg et Top Films 2023, une mêlée de cinéma

Créée

le 23 févr. 2023

Critique lue 25 fois

4 j'aime

Cyprien Caddeo

Écrit par

Critique lue 25 fois

4

D'autres avis sur The Fabelmans

The Fabelmans
Sergent_Pepper
8

The Dig Picture

Parce qu’il est considéré en Europe comme un auteur, et que son génie visuel a frappé dès ses premiers films, la critique a rapidement cherché dans le cinéma de Steven Spielberg, spectaculaire et...

le 22 févr. 2023

101 j'aime

8

The Fabelmans
Moizi
3

Un bide mérité !

Je sais que tout le monde se touche la nouille sur ce truc, mais moi je peux pas... C'est quoi cette merde ? De toute la tétrachiée de films nostalgique sur l'enfance de "grands" réalisateurs qu'on a...

le 16 déc. 2022

93 j'aime

29

The Fabelmans
Behind_the_Mask
9

Il était une fois l'envie

C'est tendance de conchier Spielberg. Cela fait genre cinéphile. Parce que le gars est déclaré pachydermique dès lors qu'il verse dans le drame. Ou encore qu'il est au mieux manichéen, au pire...

le 23 févr. 2023

80 j'aime

14

Du même critique

Un moment d’égarement
Cyprien_Caddeo
5

Harcèlement sexuel

La promo de Un moment d'égarement a été lancé par un bad buzz déclenché par Frédérique Bel – de l'ancienne Minute Blonde – à propos de l'absence du nom des deux actrices sur l'affiche. Critique...

le 30 juin 2015

95 j'aime

6

Moi capitaine
Cyprien_Caddeo
7

L'odyssée vers la forteresse Europe

Giorgia Meloni veut reprendre la main sur la Mostra de Venise. Le festival vénitien, concurrent historique de Cannes, pencherait trop à gauche aux yeux de la néofasciste qui préside aux destinées de...

le 4 janv. 2024

46 j'aime

L'Exoconférence
Cyprien_Caddeo
10

Astier, la Vie, l'Univers, le Reste

4 octobre 2014, Théâtre du Rond-Point, Paris, 18h30. Les rideaux noirs s'écartent pour la rentrée en scène d'Alexandre Astier. Dés les premières secondes, une énergie, un rythme, un ton. Astier dans...

le 4 oct. 2014

43 j'aime

11