"Les meilleurs sabres doivent rester dans leurs fourreaux"

À première vue Sanjurô est une incongruité qui peut dérouter les admirateurs du genre, tous ceux qui frémissent d'impatience d'entendre les sabres s'entrechoquer, de voir quelques samouraïs s'écharper à coup de lames bien aiguisées et de pouvoir enfin applaudir leur héros, le plus valeureux et le plus grand des guerriers. Ici, rien de tout ça ou presque. Il y a bien un héros, en effet, mais si ses compétences en matière de maniement d'armes et de valeur au combat sont indéniables, par contre son comportement et son aspect le font davantage passer pour un antihéros. Notre homme ne possède en rien des nobles qualités qui feraient de lui ce personnage héroïque que l'on attend tous ; il est rusé, manipulateur, adepte de coup de Jarnac et ne défendant aucune cause si ce n'est ses propres intérêts. Sa nonchalance tranche avec l'image traditionnelle du samouraï toujours prêt à défendre les intérêts de son maître ; même son nom, Sanjurô Tsubaki ( le trentenaire des camélias ), n'a rien de guerrier. En fait ce personnage si particulier, que l'on avait déjà croisé dans Yôjimbô, permet à Kurosawa de contourner les codes du film de samouraï pour stigmatiser la violence et porter un discours pacifiste, résumé par la réplique la plus fameuse du métrage : "les meilleurs sabres doivent rester dans leurs fourreaux".


Kurosawa délaisse ses grandes fresques historiques pour élaborer un cinéma plus conceptuel, plus proche de ses préoccupations personnelles. Avec Sanjurô, il utilise avant tout l'humour pour défendre ses opinions pacifistes, tournant en ridicule aussi bien la violence gratuite que ceux qui la serve en se moquant de leur grande veulerie. La courte durée du métrage ne fait que renforcer l'efficacité de la mise en scène qui allie avec brio humour et ironie ; Akira choisi de rire de l'homme et de ses travers plutôt que d'en pleurer, histoire d'entretenir un petit espoir, toujours, et de ne pas sombrer dans un pessimisme outrancier.


Parler de l'homme et de ses travers, c'est parler schématiquement du rapport entre le bien et le mal, il n'est donc pas étonnant de voir le cinéaste exploiter une nouvelle fois le profil d'électron libre de Sanjurô pour nourrir son propos. Si dans Yôjimbô notre bonhomme oscillait entre deux camps fort détestables, ici la situation est beaucoup plus claire car on se trouve en présence de deux camps parfaitement antagonistes avec d'un côté les bons représentés par ces samouraïs valeureux mais fort naïfs, et de l'autre les mauvais avec ces dirigeants adeptes du vice et de la corruption. L'ambiguïté n'est pas de mise car on sait très bien de quel côté va pencher le coeur de Sanjurô, mais Kurosawa profite de la clairvoyance et de l'insolence de son personnage principal pour épingler les archétypaux des deux camps, avec des degrés divers car tous n'ont pas droit au même traitement. La notion de noblesse humaine est souvent exaltée à travers la figure du samouraï, ici elle représenté par une petite troupe de jeunes samouraïs dont on se moque volontiers de leur profonde naïveté. Une candeur extrême qui n'aide pas à rester en vie dans un monde forcément dangereux et contre des ennemies foncièrement retord. Heureusement Sanjurô veille, et répare tant bien que mal les erreurs de ses ouailles ! Ce petit groupe ressemble à une hydre à neuf têtes ou à ce guerrier dans Monty Python and the Holy Grail qui doit péniblement se mettre d'accord avec ses différentes têtes avant de prendre une décision ; finalement c'est l'inaction qui règne ! Kurosawa se moque ainsi de cette image de soldats agissants comme un seul homme pour défendre leur code d'honneur, une douce utopie en quelque sorte !
Les méchants sont moins visibles à l'écran car on n'éprouve guère de sympathie pour eux, leurs comportements sont clairement critiqués en les montrant tapis dans l'ombre, rongés par leurs méfaits et s'affolant de perdre leur privilège.


Les bons d'un côté, les méchants de l'autre, le manichéisme serait parfait sans ces personnages bien plus complexes que sont Sanjurô et Muroto ; ceux-ci semblent issus du même moule, possédant la même clairvoyance et le même cynisme, mais s'opposent sur le choix de vie défendu. Mifune et Nakadai, tous les deux formidables, forment les deux faces d'une même pièce et représentent la nature humaine dans toute sa complexité. Il ne peut y avoir de vainqueur, ce n'est pas concevable pour Kurosawa ! Si Sanjurô gagne le match, c'est uniquement aux points dans un affrontement final qui se veut excessif aussi bien dans sa brièveté que dans sa représentation. Ce final est un superbe pied-de-nez à tous ceux qui veulent sublimer la violence, comme Leone qui lui avait allègrement pompé son Yôjimbô justement, avec Akira ce n'est pas la violence qui gagne, bien au contraire, c'est l'homme qui sort victorieux !

Procol-Harum
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le 3 déc. 2021

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