Les premières notes qui s’élèvent flattent irrémédiablement nos oreilles, avant que les paroles de Goodbye Eddie, Goodbye ne retiennent notre attention : « We’ll remember you forever Eddie/ Through the sacrifice you made we can’t believe the price you paid/ For love… ». Pour l’amour du cinéma, serait-on tenté de dire, tant le monde du spectacle décrit par Brian de Palma semble être le milieu à fuir par excellence : on ne peut rien face à cette machinerie toute-puissante qui vous broie physiquement, épuise votre talent, lessive votre personnalité avant de vous recracher comme un vulgaire objet hors d’usage. Pour quelques minutes de gloire, on en vient à vendre son âme au dieu cynique du show-business : le Paradise annoncé est un enfer, les artistes sont des damnés. Pour faire de l’art sa vie, il faut sans doute l’aimer follement, irraisonnablement, au point de croire que la douleur viscérale est le prix à payer pour gouter à l’émerveillement ! Tout Phantom of the Paradise tient dans ce paradoxe, dans cette forme oxymorique, baroque et excessive, pour le meilleur et, parfois, un peu pour le pire...


Mise en abyme du monde du spectacle, qui évoque implicitement les mésaventures professionnelles du cinéaste lui-même (la dépossession de Get to Know Your Rabbit par la Warner en 1972), Phantom of the Paradise nous expose la métamorphose kafkaïenne de l’existence, induite par le show-business, par le biais d’un syncrétisme culturel particulièrement astucieux. Culture musicale, tout d’abord, en rappelant que le mythe du pacte diabolique est intimement lié à l’essor du blues, avec bien sûr la fameuse légende entretenue autour de Robert Johnson (c’est en vendant son âme au malin qu’il aurait acquis son talent). Un référentiel qui sert de prétexte à une représentation caustique du monde du spectacle des années 70, légitimant ainsi le pastiche bon enfant (les allusions aux groupes de l’époque, comme The Doors ou les Beach Boys) tout comme la caricature narquoise (l’ombre de Phil Spector qui plane sur la figure démoniaque de Swan). Mais c’est surtout de son référentiel littéraire que le film tire sa force, en associant le dispositif du Fantôme de l’opéra (Gaston Leroux, 1910) à la mythologie révélatrice de la condition humaine, celle du pacte avec le diable (le Faust de Goethe, le Portrait de Dorian Gray de Wilde). Ainsi, la dépossession continue subie par le pianiste Winslow Leach (il perd successivement son œuvre, ses dents, sa voix, son visage, avant d’être privé du droit de disposer de sa propre vie), devient l’éloquent symbole du crime artistique commis par le milieu mercantile.


Un crime, hélas, dénoncé avec peu de mesure par un Brian de Palma peu avare en caricature épaisse et en discours diffusé au porte-voix. Mais si la satire du monde du show-business à la finesse du bulldozer, le film est sauvé par sa capacité à élargir son sujet en portant un regard aussi désabusé que lucide sur son époque : si le rock a perdu de sa sève insolente, si l’esprit contestataire de la décennie précédente part en déliquescence, c’est parce que la médiatisation du réel a pris le pas sur le réel lui-même et hypnotise tout un peuple : la mort de Kennedy fascine via le Zapruder Film, la mort en œuvre au Vietnam obsède par sa dimension médiatique... la fiction tend à se substituer à la réalité, transformant la mort en un véritable show ensorcelant ! Plus personne n’écoute les paroles des chansons, dira d’ailleurs l’un des personnages, plus personne ne fait attention au sous-texte dramatique, on s’enivre de musique funèbre, on danse autour de cette scène sur laquelle le massacre est pourtant bien réel...


Mais si la frontière entre la réalité et la fiction est poreuse, celle entre le Bien et le Mal semble être dans le même état. C'est la leçon portée par la relation ambigüe qui s’écrie entre les deux personnages principaux : vus au début du film comme de simples antagonistes, Winslow et Swan vont évoluer à la manière de deux frères siamois, l’un ayant besoin de l’autre pour créer, pour vivre, pour mourir. Une dualité que la mise en scène entretient adroitement, en reliant les visages par les fondus enchaînés, en faisant de l’espace un trompe-l'œil permanent (omniprésence des caméras, des miroirs...). Si Swan est tout-puissant, c’est parce qu’il se nourrit de ces images provenant de ses caméras de surveillance : chaque geste, attitude ou émotion, sera observé, intégré et exploité. La noirceur de Swan existe grâce à celle des autres, il n’est que le reflet piégeux de nos propres démons intérieurs. Un piège qui prend la forme du Paradise, ce lieu du faux-semblant qui consume le quidam en lui offrant l’illusion d’un bonheur enfin accessible. Un maléfice que l’on peut conjurer, nous dit le cinéaste, en brisant le miroir, en prenant du recul face à la “vérité” de l’image et son pouvoir anesthésiant : c’est en confrontant les différentes images de Swan, dans la salle de contrôle vidéo, que Winslow peut se libérer de ses chaines ; c’est en confrontant les différentes images d’une même séquence, à l’aide du split-screen, que de Palma brise l’illusion hypnotique. En n’étant plus captif d’un point de vue unique, le spectateur retrouve sa lucidité et goute au spectacle sans être dupe pour autant. La scène de la bombe, ainsi, perd de son aura maléfique pour devenir un instant de cinéma purement jubilatoire.


Et c’est bien à cette jubilation, presque enfantine, que de Palma nous convie en faisant tournoyer les univers (baroque, réaliste, fantaisiste...), en multipliant les variations ludiques du cinéma hitchcockien (le générique d’ouverture qui rappelle Vertigo, la scène de la douche de Psycho qui prend une dimension parodique...) comme du muet (la course en accéléré de Winslow...), ou encore en exprimant son amour sincère pour la technique de haute volée (le travelling à 360° faisant défiler les chanteurs, la travail plastique traduisant la manipulation de la voix de Winslow...). Bien aidé par la musique de Paul Williams, de Palma nous indique que le vrai paradis se situe là, dans cette mise en images festive qui fait l’essence même du cinéma.

(7.5/10)

Procol-Harum
7
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le 28 janv. 2023

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Procol Harum

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