"Mais où sont les neiges d'antan ?"

Le film du vécu vaporeux, la toile du legs à soi comme aux autres, mais d'abord peut-être la réponse à la mort de l'art par l'art lui-même, les possibilités de lectures se mêlent et se multiplient de sorte qu'en faire l'étalage ici serait inévitablement dénué d'intérêt. Peut-on alors parler d'une réponse ou du moins une tentative offerte par cet homme de peu de chose mais désormais sans rien qu'est Tarkovski à ce moment de sa vie.


Nostalghia c'est alors l'expérience pure, celle du désenchantement désormais ineffable pour ce poète isolé dans l'amour comme la vie. L'errance comme périple existentiel, la quête de réponses à la vanité inévitablement consumée. Les tableaux de mondes succèdent alors aux mots lourds de Gortchakov de sorte que la poésie demeure au prix des cendres comme des cœurs. Dans notre village suspendu à l’héritage antique ancestral, l'humain se meurt à l'image de son lieu de vie. Certes nous trouvons une conservation dans ces bains obscurcis mais autant de reflets du passé que d'esprits aliénés aussi. Dans le sublime néfaste de ces pierres à l’érosion embellie par ces brumes d'autres tombes, la folie incarnée par Domenico menace, une folie comme double et fin pour des êtres incapables de poursuivre leurs voies respectives, d'emprunter leurs chemins de vie à défaut d'un chemin de croix.


Ainsi Nostalghia est-il un pur éloge à la modestie comme au courage dans l'absurdité d'un monde environnant certes encadré mais surtout fragmenté où seule la tentation du passé semble être le réconfort existentiel si espéré. Une œuvre profondément personnelle pour notre réalisateur qui pendant deux heures nous filmera avec une grâce pour ne pas dire une majesté frappante et délicate ces vécus et parcours qui se confondent dans l'effacement mondain italien. Le mouvement est continue, pourtant l'immobilisme des cœurs menace plus que jamais.


Dès lors Tarkovski pose ce regard et tout se sublime. Une pensée de l'art de la vie et de notre fin qui transcende ce film à la spiritualité douloureuse mais accessible, unique espace où l'on peut prétendre à des réponses quand ce qui nous entoure s'effrite, s'écoule puis se meurt. Avare en mot, le film a pourtant bien valeur de poème, cette lenteur comme lassitude et désespoir qui n'a d'égale que la violence des sentiments déchaînés que les corps et les lieux ne peuvent masquer. L'errance a priori salvatrice qui peut à tout moment nous condamner au passé se déploie de manière incessante sous nous nos yeux, filmant ces ombres si parfaitement, vestiges d'autres vies et d'autres temps. Nostalghia n'est que sensations et épreuves successives, l'exploration d'un for intérieur brisé, malade du présent, gangrené par un passé sous faux airs de panacée. Le passé, cette douceur amère, un réconfort immédiat mais la fatalité ultime pour quiconque s'y morfondra.


Dès lors les films de Tarkovski semblent se confondre, se compléter et se répondre inéluctablement. L'Italie est ainsi ce refuge a priori vain car nourricière de regrets et d'amours perdus. Une possible déclinaison de la « zone » de Stalker telle cette toile de cinéma comme de projections atemporelles d'âmes en peine. Un lieu comme reflet déchirant de nos pensées figées, aspirant nos maux pour mieux nous les faire affronter jusqu'à risquer de tout perdre, terrible paradoxe alors même qu'on pense avoir déjà tout laissé derrière soi. C'est alors un Miroir dans sa délicatesse, ses sentiments magnifiés par des cadres dorénavant si grands et minutieux pour traiter des figures de misérables dans le chaos. La présence d'Andreï Roublev également pour cette spiritualité questionnée tiraillée, où l’absurdité d'un défi se révèle en fin de compte être la clé unique d'une possibilité de lendemain au détour d'un plan séquence cultissime dans sa tension comme sa beauté. La couleur par le souffle d'une cloche forgée pour l'un, la lueur par la cire aussi périssable que la flamme pour l'autre. Mais force est de constater que ce jeu des comparaisons atteint vite ses limites tant il est réducteur. Nostalghia transcende ses prédécesseurs, c'est une œuvre totalisante dans la filmographie de son auteur, une œuvre totale artistiquement aussi.


Un film aux obsessions certaines mais qui évolue sans cesse, ce fameux temps scellé, un mouvement cristallisé par Nostalghia où ce mélange si pénible des lieux et des mots pour notre personnage éclate de manière continue avant la possibilité d'une sagesse, d'une paix intérieure, un retour à soi pour mieux embrasser l'autre ensuite peut-être. Trouver sa place, donner sens par un passé éclairant notre avenir plutôt que l'anéantissant. Une errance intérieur à l'unique équilibre salvateur, la liberté côtoyant jusqu'au dernier pas l'aliénation définitive. Le chemin de croix ultime. L'homme dévitalisé n'est alors plus condamné à le rester. Mais pour cela doit-il encore se livrer pour mieux aspirer à la délivrance même. Nosthalghia est ainsi ce déploiement animé nécessaire à l'artiste. La solitude pour mieux affronter son double définitivement incarné par la folie sans retour. Un feu prométhéen à maîtriser et transmettre sous peine qu'il vous anéantisse dans le déchaînement anarchique d’âmes déchirées.


Dès lors, aux fameux refrain «Mais où sont les neiges d'antan», Tarkovski nous répond qu'elles sont là, tout prêt. Que le passé n'est pas ce miroir désenchanté briseur d'avenir mais bien cette lueur qu'il faut entretenir et protéger pour que justement avenir il y ait. Une marche en avant par l'art de se connaître et de s'accepter, une récompense de l'effort pas à pas quand tout ce qui existe tend à nous faire sombrer dans l'immobilisme d'un passé de regrets. Un film témoignage, une ultime voie comme relais vers un possible devenir. L'affranchissement du temps et ses maux par l'art faisant de Nostalghia une œuvre éternelle.

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le 26 mars 2018

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Chaosmos

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