A la sortie du cinéma c'est un sentiment de satisfaction qui domine. Bouleversé, entre fascination et interrogations, le constat est implacable me concernant : Denis Villeneuve n'a pas seulement réalisé son meilleur film, il a sorti un (très) grand film. Avec des thèmes aussi puissants qu'émouvants tournés vers l'humain, notre réalisateur québécois s'est approprié le genre de la SF pour le faire sien. Et quelle réussite !


Arrival n'est pas qu'un film sur une invasion extraterrestre. L'alien est prétexte ici. Mais Arrival n'est pas non plus qu'un film sur le langage comme le laissait présager la bande annonce. En effet Eric Heisserer a parfaitement saisi le potentiel d'une problématique de la communication. Pas juste un système de traduction d'émotions, ou un moyen de comprendre autrui. Ici le langage s'apparente à ce que tout homme de science cherche à atteindre depuis toujours. De Lucrèce à Newton en passant par Galilée, l'être humain est dans cette quête sans fin d'un codex. Un système capable d'expliquer la totalité des séries de l'univers de manière à saisir sans la moindre faille le passé comme l'avenir. Mais que ce passerait-il alors si ce codex, ce système du monde au langage infaillible était à portée de main ? Comment l'être humain réagirait-il ? Quel sens prendrait alors son existence si son rapport au monde était dégagé de toute frontière ?
Pourtant ce monde que nous peint Villeneuve n'est pas que celui de l'universel, ni même celui des hommes. Le monde qui nous est donné à voir est celui d'une femme, Louise, incarnée par une immense Amy Adams et je pèse mes mots. Ce monde, c'est celui du for intérieur, celui de cet individu devant reconstituer à la manière d'un puzzle son identité afin que l'accomplissement ultime soit synonyme de connaissance de soi. Un thème récurrent pour le réalisateur ayant cette-fois ci l'infiniment grand comme moyen de capter l'infiniment petit. Arrival est alors une quête, celle du monde, de soi. Le langage restant le moyen d'y accéder. Saisir autrui c'est déjà se comprendre soi-même, s'affronter aussi.


A la manière d'Interstellar, la quête de l'humain passe par des enjeux le dépassant totalement. Pourtant, là où Nolan mêlait l'intimité des hommes au spectaculaire (la fin de toute vie terrestre, l'infinité de l'espace), Villeneuve fait le pari de conserver de manière systématique une échelle plus humaine, plus cérébrale aussi. Une peinture d'un esprit qui va devoir ici se déconstruire pour mieux se reconstruire peu à peu, non sans souffrance. Cette peinture, cette encre, c'est celle du langage. En effet, alors que la Terre assiste à l'apparition de 12 « vaisseaux » répartis sur tous les continents, l'armée américaine que nous suivons décide de s'attacher les services de Louise une linguiste de renom et de Ian un physicien (incarné par Jeremy Renner qui a enfin le rôle qu'il mérite). Une alliance du verbe et du chiffre pour tenter de prendre contact avec "l’étranger" venu des étoiles, comprendre ses intentions pendant que le monde sombre peu à peu dans le chaos et la peur.


Le langage est donc ici un moyen, mais pas une fin en soi. Il est surtout chose nouvelle. En même temps que Louise et Ian, nous en apprenons peu à peu. Dans le sillage de Nolan, Villeneuve fait en effet preuve d'une grande pédagogie sans que cela ne fasse artificiel. Nous sommes continuellement impliqués dans le processus cognitif en route. La communication s'installant peu à peu, le dialogue se développe. Par ailleurs, le thème musical "Kangaru" illustre magnifiquement cette progression avec des sons dispersés mais qui en s’enchaînant deviennent harmonieux et prennent sens. La confiance (retirer sa combinaison), l'honnêteté se transmettent également par des signes physiques, un autre langage. Toute cette phase du film est d’un intérêt de chaque instant. Mais c'est quand nos protagonistes commencent à saisir la puissance des signes que le film se détache définitivement de ce que la SF a pu globalement nous proposer ces dernières années. Le caractère scriptural de leur communication reste esthétiquement des plus inspirés mais surtout très lourd de sens. Cette substantification quasi organique de la communication sous forme de boucle toujours mouvante est symboliquement très forte. Derrière cela c'est toute une pensée du monde qui s'offre à nos personnages, un codex dans lequel le temps n'a plus de sens. Le langage est vivant, jamais figé, retranscrit un monde. S'approprier ce langage c'est alors découvrir un autre monde, d'autres lois, d'autres concepts.


Dès lors l'écoute puis le dialogue sont fondamentaux. Mais ces valeurs ne sont pas du goût de tous. A la sagesse et la patience de nos deux scientifiques s'opposent les émeutes de populations dépassées et une supériorité hiérarchique craintive voir nerveuse. Et si le langage mathématique de Ian se marie bien avec le verbe de Louise, on ne peut en dire autant de la géopolitique et des grandes puissances. En cela l'invasion alien est encore prétexte, elle nous renvoie à l'homme, à son ancestrale incapacité à communiquer sans le risque de querelles belliqueuses. Et si Villeneuve ne cède pas à une vision totalement américano centrée en dévoilant une collaboration difficile mais possible entre Etats, l'interprétation ambiguë d'un mot suffit à briser les liens.


Face à ce codex du monde, c'est la faillite du langage humain qui est illustrée. A chaque langue une vision du monde de sorte que toute entente relèverait d'un fantasme utopique. Le langage contenant des pensées, des idées et surtout un rapport au monde particulier. Nous sommes incapables de saisir nos semblables, de saisir pleinement toute autre langue qu'il s'agisse ou non de notre propre espèce. Villeneuve par cet axe du langage nous livre une lutte des mondes véritable rendant en définitive tout dialogue impossible. L'humanité semblant se condamner toute seule. Mais la puissance de Arrival ne réside pourtant pas dans cette vision globale et pessimiste de l'humanité. Ce n'est pas du monde des aliens ou de celui des différents pays, ni même celui des individus dont il est question (le soldat, le citoyen comme le colonel ont chacun en réalité un langage et donc un monde distinct !). Ce qui transcende le film, c'est le monde d'une femme : Louise.


You know I've had my head tilted up to the stars for as long as I can remember. You know what surprised me the most? It wasn't meeting them. It was meeting you.


Par cette phrase c'est tout le projet du film qui nous est donné. Villeneuve ne filme pas seulement de la science fiction mais contre toute attente il nous livre un mélodrame d'une intensité sublime. Si notre réalisateur capture l'infiniment grand avec des thèmes forts, force est de constater que Arrival reste un film sur l'intime. Au même titre que le reste de sa filmographie, le puzzle de la vie et la structure familiale sont autant d'éléments qui lui sont chers. Avec l'apprentissage d'une nouvelle langue Louise s'accomplit en ce qu'elle peut désormais pleinement se saisir. Il ne s'agit plus de cerner le monde des extraterrestres mais bien de se comprendre. L'interprétation d'Amy Adams est de grande qualité. Linguiste, mère mais avant tout profondément humaine, elle est en proie aux doutes, harcelée de manière incompréhensible par des images via des "flash-back" au rythme efficace. Villeneuve filme justement, magnifiant des décors pourtant sobres ( cf la spiritualité du vaisseau qui peut ainsi s'en dégager par exemple) mais saisissant surtout l'humain, le relationnel. Louise doit recomposer ses fragments de pensée, comprendre son existence, son monde à elle, pour mieux agir sur celui des autres. C'est brillant. Avec le célèbre thème de Max Richter, notre réalisateur lie l'analyse du langage à une quête du soi avec une émotion évidente. En comprenant autrui, on est amené à se comprendre soi-même. En adoptant ce langage étranger, notre protagoniste accède à un autre monde où le temps diffère. Je ne m'étendrai pas plus loin sur ce thème qui certes est fondamental mais qui gagne à être découvert sans rien en connaître.


If you could see your life from start to finish, would you change things?


Une question ancestrale à laquelle Villeneuve ose répondre donnant une vraie force à son personnage. Un choix vertigineux, une décision aussi douloureuse qu'évidente, la plus facile et pourtant la plus courageuse. Donnant la vie pour mieux la reprendre, l'enjeu moral comme les parallèles divins envisageables sont alors sans fin.
Structuré sur la logique d'un palindrome, le film est à lui-même sa propre fin. Une boucle mouvante mais éternelle à l'image des signes aliens. Une gestion du temps au service d'une pensée du temps. Un enjeu planétaire que l'on retrouve dans le chaos du for intérieur de Louise.


Avec Arrival, Villeneuve (comme Jeff Nichols ou Nolan) n'a jamais perdu de vu l'humain. Fable du temps, introspection touchante, ce film traite de thèmes dont la puissance n'a d'égale que l'impact émotionnel de l'oeuvre. Certes la fin peut sembler expéditive, et certains raccourcis dérangeront. Néanmoins le film nous marque. La démarche de Villeneuve reste juste, ne sombrant jamais dans la prétention malgré son support de travail. Le réalisateur maîtrise parfaitement son sujet et ses personnages. Amy Adams y est bouleversante. Le scénario très intelligent, jamais dans le pathos vulgaire. Un film qui propose une structure du langage, de l'esprit et du monde. Mieux encore, il nous traduit la force des sentiments face à toute temporalité. Pour notre québécois, la réalisation de ce Blade Runner 2049 semble plus que jamais être une évidence.

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le 7 déc. 2016

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Chaosmos

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