Sous couvert de Folk Horror et de Home Invasion, Men s’attaque au patriarcat et à la masculinité toxique. On en ressort tout déconstruits, notamment grâce à son imagerie dingue qui fait le grand écart entre Home Alone, Tarkovski et Giger.

Pour se remettre d’un drame personnel, Harper (Jessie Buckley) va se ressourcer dans la campagne anglaise. Elle n’est pas très cinéphile, car elle ne voit aucun problème à louer une énorme demeure dans un petit village isolé et mal desservi par le réseau mobile. C’est pourtant le postulat de nombreux films de Home Invasion, un sous-genre de film d'horreur, qui se définit par l'intrusion d'individus dans une propriété afin d'infliger des violences physiques et morales aux résidents. On n’est donc guère étonnés lorsqu’un étrange ermite nu se met à l’épier. Elle l’a bien cherché après tout…


Quel plaisir de retrouver une nouvelle œuvre d’Alex Garland, un passionnant auteur britannique de romans (La Plage), de scénarios (28 jours plus tard, Sunshine), de séries (Devs) et de films (Ex Machina, Annihilation) ! Garland délaisse la science-fiction vaporeuse dans laquelle baignaient ses trois dernières œuvres pour virer vers un style qui évoque plutôt le film d’horreur. Ça n’est pas vraiment une rupture dans sa filmographie qui présentait régulièrement des séquences effrayantes, comme cet ours mutant qui attirait ses victimes en imitant la voix de leurs proches dans Annihilation. Le genre est différent, mais le soin apporté au récit, à la mise en scène, à la puissance symbolique et narrative des images est toujours bien présent. Et il en faut pour s’attaquer à un sujet aussi délicat que la masculinité toxique dans un paradigme post #MeToo.

Dès les premiers instants, le postulat classique du film d’horreur est parasité par un prologue à l’esthétique étrange qui expose le trauma duquel Harper essaie de se remettre : la chute mortelle de son mari depuis la fenêtre de son appartement. Ce schéma est récurrent chez les personnages de Garland qui l’a également utilisé dans Devs et Annihilation où le personnage principal est une femme qui s’introspecte et se révèle à la suite du deuil de son mari (ou de son petit ami). Dans Men, ce procédé permet à Garland de traiter du patriarcat tout en gardant Harper au centre de son récit. Cela évite que le film ne s’embourbe dans un discours péremptoire et démonstratif sur le machisme, car Men parle avant tout de son héroïne. Comme dans tous les films de Garland, cette proximité avec le personnage est également renforcée par le dispositif très théâtral qui se déploie autour: un nombre de personnages limités, une unité de lieu et une ribambelle de situations métaphoriques ou symboliques. Le scénariste-réalisateur va également emprunter au théâtre une idée géniale dans l’utilisation de son comédien principal (Rory Kinnear), dont on ne dévoilera rien pour ne pas gâcher la surprise. Là encore, cette astuce permet de traiter du patriarcat uniquement par le dispositif de mise en scène. Enfin, Garland enrobe son film d’une symbolique mystique qui fusionne imageries païennes et chrétiennes pour en faire une sorte de chimère singulière. Cette symbolique pourrait n’être qu’un vulgaire effet pour se donner une touche Folk Horror, un genre très à la mode auprès des amateurs de cinéma horrifique. Pour Garland, c’est plutôt un moyen de questionner la nature et la construction du mal (ou du mâle). Fortement inspiré par Tarkovski, l’environnement naturel occupe une place capitale et se moule à ses concepts et ses personnages. C’est ce qui en fait une œuvre cinématographique totale et non pas simplement du théâtre filmé.


La charge symbolique est si lourde qu’elle pourrait sembler pataude. Heureusement, le film en est bien conscient et s’en amuse (« ils ont osé le rouge » dit Harper pour décrire la couleur des murs du décor). Dès lors, cet empilement d’allégories confère plutôt au long-métrage une sorte de radicalité qui culmine dans un troisième acte hallucinant dans lequel Harper se décide à affronter ses harceleurs (ou ses démons ?). Ceux-ci se transforment alors en véritables créatures monstrueuses qu’on dirait sorties de l’imaginaire noir et tortueux de HR Giger. Dans cette séquence de Hom(m)e Invasion et face à ces abjectes émanations qui s’autogénèrent dans une androgenèse cauchemardesque, Harper devient soudainement sereine, résiliente et invulnérable. En jouant ainsi avec les codes du genre cinématographique et la psychologie de son personnages, Garland évite l’écueil du film à thèse impérieux sur la phallocratie dont il est lui-même issu, puisqu’il s’agit d’un réalisateur, homme, blanc. Il parvient à traiter le sujet en questionnant son audience par rapport aux ressentis qu’il lui assène. Et il faut bien admettre qu’on ne sort pas indemne de Men qui continuera de nous troubler encore longtemps après son visionnage.


el_blasio
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le 30 juin 2022

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