Analyse narrative et symbolique de Men, d'Alex Garland

[SPOILERS] ceci est une approche analytique du film et contiendra de ce fait beaucoup d'éléments d'intrigues et narratifs de celui-ci.

Le deuil traversé dans une horreur folklorique moderne

1-Entre symbolisme évident et amorce prenante

Alex Garland aborde avec intensité les pérégrinations psychologiques d'une femme, Harper, en retraite spirituelle dans l'Angleterre campagnarde suite à la mort subite de son ex-conjoint. Si le film paraît de prime abord enfoncer des portes ouvertes dans son symbolisme; on pense notamment à la scène de son arrivée dans ce qui représente son nouveau jardin d'Eden dans laquelle elle cueille une pomme et y croque à pleine dent, il s'avère progressivement devenir évident qu'une double lecture s'impose pour vraiment saisir l'intégralité de la consistance de la narration que veut proposer le réalisateur britannique.

La première nuance donnant un sens plus profond à la scène du jardin commence par la balade bucolique de Harper après son arrivée. Simple, connectée à une nature neutre et omniprésente dans laquelle elle se fond aisément (on la verra même sourire et s'amuser de l'arrivée de la pluie et du tonnerre, telle une enfant) la jeune femme semble presque découvrir un état de grâce, une bouffée d'air frais lui permettant de s'extirper des sévices de son traumatisme. Puis vient la scène du tunnel notamment advertisée dans le trailer du film, qui semble être l'élément perturbateur déclenchant le début des péripéties du récit.

Harper se retrouve désormais seule face à un tunnel obscur et imposant au bout duquel on aperçoit symboliquement une lumière. C'est une étape cruciale pour elle, qui se retrouve donc dans tout état de grâce qu'elle est, à devoir faire face à sa part d'ombre pour finaliser son chemin vers la libération. Un plan en contre-plongée l'illustre d'ailleurs très bien en amenant un visuel au combien Nietzschien où l'on voit la protagoniste se tenant debout dans un angle ne nous permettant pas de voir la lueur au bout du tunnel. Seule, entourée de ses ténèbres, elle contemple ce vide abyssal l'appelant à traverser. Elle y commence un jeu de reconnaissance à base d'échos de sons rythmés qu'elle crie elle-même. Comme si elle prenait ses marques, elle s'amuse des résonances absurdes qu'offre le tunnel, et avance pas à pas, bravant chaque mètre d'obscurité en ajoutant toujours plus d'écho, une scène rappelant presque une mésaventure que l'on pourrait vivre à l'intérieur du couloir de la maison des Navidson dans " La Maison Des Feuilles " de Mark Z. Danielewski. Seulement voilà, son avancée se retrouve avortée à cause de l'apparition d'une silhouette humanoïde au bout du tunnel. A mesure que Harper rebrousse chemin et que la figure obscure se jette à sa poursuite, on comprends très bien que si elle souhaite traverser les ténèbres de ce tunnel, elle devra trouver un moyen de se débarrasser de la menace de cette ombre masculine. La boucle est bouclée pour cette introduction, en regardant suffisamment longtemps ses abysses, ces dernières ont fini par la regarder en retour.

2- Une similarité à l'image d'un système

Le film va s'employer à nous dépeindre une accumulation de frustration mais aussi d'inconfort pour Harper, qui verra l'apparition succinte de plusieurs hommes joués par le même acteur, avec qui elle va intéragir, pour la plupart de manière déplaisante. Ainsi, nous aurons dans l'ordre :

  • Geoffrey le propriétaire, un gentleman old-school et rustique marqué d'une galanterie infantilisante envers la jeune femme
  • le stalker, un pervers la harcelant jusqu'à chez elle (nous reviendrons sur ce personnage un peu plus tard)
  • l'enfant/ado, un enfant capricieux prenant le temps de Harper pour acquis et l'insultant au moindre refus, ne comprenant pas qu'elle puisse dire non
  • le prêtre, homme d'église ayant une approche tendancieuse, moralisatrice et culpabilisante
  • le policier, ne prenant pas au sérieux son témoignage et minimise ce qui lui est arrivé

Au-delà des rôles qu'ils ont au sein de l'histoire, ces personnages servent avant toute chose à la narration comme des concepts. Ils agissent comme des vecteurs, chaque action de l'un fortifiant le poids de l'agissement du suivant dans la peur et le ras-le-bol éprouvé par Harper. Ils sont différents maux d'un système qui s'auto-alimente et qui, parfois malgré lui (on pense notamment à geoffrey), continue d'enfoncer une condition féminine n'ayant finalement que très peu voix au chapitre concernant les choses qu'elle subit. On se retrouve, en tant que spectateurs, à être nous aussi confrontés à un entourage rendant l'environnement impersonnel, incertain, où personne n'est réellement digne de confiance et semble ne rien faire pour faciliter la retraite tranquille espérée par la protagoniste. Les deux seuls autres personnages féminins du film, à savoir sa meilleure amie et la policière se démarquent d'ailleurs comme étant les seules à agir et discuter avec Harper en étant totalement courtoises et avec un sentiment d'égalité.

Nous l'aurons donc remarqué, le parti pris d'avoir un seul et même visage pour ces différents rôles est évidemment fait pour métaphoriser le système patriarcal et ses rouages. Pour autant, loin de tomber dans la facilité d'une personnification aussi évidente, le film nous permet d'aborder ces sujets tout en nous offrant une réfléxion sur la place de cet engrenage dans une vision plus folklorisée.

3- De l'imagerie religieuse chrétienne à l'état de nature païen

Le sous-texte religieux est omniprésent au sein du film, tantôt représenté par un prêtre corrompu par ses vices, tantôt par une imagerie saisissante, la narration de Men n'est pas avare de références de foi. Mais que nous racontent-elles vraiment ? Commençons par le passage de Harper dans l'église. C'est presque naturellement que notre protagoniste s'y dirige, chronologiquement après la vision du cadavre de son défunt ex-mari. Défunt portant d'ailleurs symboliquement une blessure au poignée, à l'image des Saintes Plaies du Christ. Si ce dernier est mort pour les péchés de l'humanité, le film ne se prive pas d'y faire ici un parallèle avec la mort de son ex-mari, ayant fait porté le poids de sa mort sur la conscience d'Harper, la menaçant de se tuer si jamais elle divorçait de lui. Dans ce cas de figure, la mort n'a rien d'un acte salvateur et bienfaisant, mais symbolise simplement le "péché" d'une femme voulant se défaire d'une situation oppressive et dangereuse. C'est donc avec une pointe d'ironie que l'on voit une Harper se positionner face à un pupitre comme si elle s'apprêtait à prier. Viens alors le flashback de la scène de dispute avec son mari et l'imagerie parle d'elle-même lorsqu'elle sort de cette vision en hurlant.

Ce n'est pas la seule chose que cette scène nous offre puisqu'elle nous montre également, sur une stèle, la première représentation concrète du " Green Man " figure païenne emblématique du premier jour de Mai, dans les anciens folklores présents au nord et centre de l'Europe. Étant un des symboles païens les plus anciens à avoir été introduits au sein de l'église chrétienne avant la réforme d'Henry VIII, le Green Man symbolise la fertilité mais également la mort et la renaissance, le vert représentant la vie à travers mère-nature. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que cette figure, accompagnée sur la stèle par une représentation féminine nue, appareil génital mis en évidence, soit présente tout au long de l'oeuvre. Green Man est également le nom d'une des ost du film. On notera d'ailleurs le jeu de caméra, mettant en exergues la position de ce symbole païen au sein de l'église, avec notamment ce plan montrant des vitraux sur-élevés juste au-dessus de cette stèle, positionnée presque en offrande sous le regard de la peinture du Christ. Comme un parallèle entre pureté symbolique du péché chrétien et de son absolution, en opposition à la nudité féminine brut de croyances païennes mettant en avant un état de nature hors de la grâce divine.

C'est le moment parfait pour reparler du stalker, cet homme nu qui poursuit Harper en dehors de la forêt jusqu'à se rendre là où elle demeure. Si ce dernier semble apparaître de prime abord comme une référence à Adam lorsqu'il surgit dans le jardin d'Harper et s'attarde devant le pommier, le voir positionner une feuille sur son front renvoi plutôt directement au Green Man. Et plus le film se rapproche de son dénouement, plus son apparence se renforce, jusqu'à apparaître complètement similaire à la figure gravée sur la stèle de l'église lors de sa dernière apparition. Le stalker semble endosser plusieurs rôles à mesure que le scénario progresse, tantôt représentant d'un exhibitionniste harceleur, tantôt porteur de l'image d'un état de nature masculin comme pourrait nous le décrire Thomas Hobbes, mais ce n'est réellement que durant le dernier acte qu'il prend toute l'ampleur de sa portée narrative, puisqu'il est intimement lié au véritable objectif intrinsèque d'Harper : faire son deuil.

4- Le deuil, véritable sujet du film ?

Bien que le film aborde plusieurs thématiques et qu'il soit avant tout réputé pour mettre en avant et dénoncer les sévices de la masculinité toxique, il est important de se rappeler néanmoins que l'enjeu narratif principal d'Harper n'est pas de réaliser qu'elle est dans une relation problématique pour pouvoir s'en extraire, mais de réussir à faire le deuil de la mort brutale de son ex-mari, mort pour laquelle on lui a collé une responsabilité qu'elle refuse et dont elle doit réussir à se détacher. Il est évident que la toxicité masculine dénoncée tout au long du film fait écho avec les actions et propos de son ex-conjoint, pour autant la subtilité du film est de parvenir à en faire des éléments complémentaires au propos, sans oublier que le point de départ est et reste la capacité de la protagoniste a accepté et se libérer de ce qu'il s'est passé.

Lors du dernier acte, Harper se retrouve face à face avec the Green Man et ce dernier lui soufflera ce qui semble être un pissenlit au visage, et un des bourgeons sera avalé par la jeune femme. Si l'on se souvient de la symbolique de l'entité païenne, il semble évident que cette scène représente l'injonction presque naturelle de vivre, ou dans son cas, de survivre. Comme une insufflation, il se pourrait que ce stalker qui représentait en premier lieu un danger imminent, à mesure de sa métamorphose en Green Man, ait symbolisé à cet instant précis un souffle à la fois de mort et de renaissance pour Harper. Celle qui fuyait face à ses traumatismes et ses peurs va désormais laisser la place à une femme au visage presque tout le temps impassible et confrontera désormais tous ses détraqueurs. On constate presque immédiatement une inversion des tendances : elle s'empare d'un couteau et le plante dans l'avant-bras du stalker à travers l'ouverture de la porte. La symbolique est toute désignée, elle inflige la même blessure qu'avait subit son ex-mari en tombant du balcon. Plutôt que de subir les remarques et les discours culpabilisateurs, elle prend les devants et s'en empare en l'infligeant. C'est une façon de nous montrer la cission avec sa culpabilité envers une conséquence qu'elle n'estime pas être de sa faute. Le tranchage en deux parties se fait d'ailleurs uniquement car l'homme retire sa main. Ultimement, elle n'est pas responsable, elle est peut-être impliquée, mais c'est l'agression de l'homme qui la pousse à la légitime défense, tout comme c'est son mouvement à lui qui provoque le découpage de sa main. Il est le seul vrai responsable de sa blessure et sa déchéance, et la boucle commence à se boucler pour le deuil d'Harper. Plus tard, lorsque l'enfant la menace et lance le compte à rebours du jeu de cache-cache, c'est encore une fois une inversion des tendances puisque c'est elle qui comptera. Encore plus tard, lors de sa confrontation avec le prêtre, ce dernier tentera de justifier le viol qu'il s'apprête à tenter en la comparant à une sirène l'ensorcelant tel un marin faible, lui qui "n'est pas Ulysse". Obsédé par la sexualité de la jeune femme, qu'il estime comme une chose lui appartenant et suscitant ses propres désirs et fantasmes, le prêtre tente alors de la violer. On assiste une fois de plus à une inversion de l'acte, car c'est finalement elle qui lui infligera une pénétration violente et non-consentie en le poignardant à l'aide de son couteau. On pourrait même presque y voir une autre référence aux Saintes Plaies puisque le coup de lame dans le flanc n'est pas sans rappeler le coup de javelot planté dans le flanc droit du Christ par le centurion Longin pour constater sa mort.

Arrive le point d'orgue. Le Green Man se présente à nouveau, apparaissant devant les phares d'une voiture telle une entité sortant tout droit d'un halo divin, cette fois-ci sous sa forme complète. Il se brise la cheville, comme l'ex-mari d'Harper, et arbore un ventre de grossesse extrêmement volumineux. Un orifice semblable à un vagin apparaît alors et l'entité accouche de l'enfant malpoli et insultant vu précédemment. L'opération va se répéter 4 fois, chaque homme accouchant d'une version qu'on a vu au cours du film. L'idée est relativement explicite : tout comme l'annonçait le texte présent sur l'affiche du film "le mâle engendre le mal", la scène nous montre un enchaînement d'accouchement où chaque figure masculine donnera naissance à son semblable, symbolisant de ce fait les rouages d'interdépendance et surtout d'auto-alimentation d'un système partriarcal créant ses propres enfants, créant ses propres attitudes problématiques. L'idée de continuité et de renaissance est par ailleurs visuellement soutenue par l'imagerie de la voie lactée dont la forme présentée rappelle celle d'une vulve.

Le fait que le Green Man soit la première entité masculine à accoucher renforce l'idée d'un état sauvage masculin étant à l'origine de tous ces maux. La nuance apportée néanmoins est qu'à l'exception de l'entité païenne, tous les hommes accouchés et accouchant vont tenter d'atteindre Harper, en hurlant et pleurant. Garland revêt probablement le rôle de celui qui questionne la construction des rôles et du genre, en nous dépeignant des hommes issus de générations de contrôles, de constructions sociales, évoluant avec leurs vices, dans un monde qui a probablement été créé pour eux, mais pas par eux, et la distinction est importante.

La succession de ces mises au monde nous amène au bouquet final où Harper se retrouve à nouveau devant son ex-mari. Cette fois c'est lui qui est en position de faiblesse, la jeune femme étant armée d'une hache. Elle lui demande ce qu'il attends d'elle, ce à quoi il rétorque "ton amour". Après tout ce qu'elle vient d'éprouver, la protagoniste semble impassible sans pour autant montrer qu'elle n'est pas réceptive. Elle comprends, mais n'accepte plus. Elle a livré bataille pour s'en sortir et s'absoudre de ses démons et cela lui permet d'avoir un échange bien plus calme que pendant leur vivant. Elle peut entendre son besoin derrière tous les mauvais comportements mais ne les excuse pas pour autant et au contraire, garde son amour pour elle-même, parce que comme elle le disait au début du film, elle "a une vie également".

Le jour se lève et son amie Riley arrive. Elle est accueillie par une Harper le visage fermé mais serein. Cette dernière lui sourit d'une manière très honnête et le film se termine sur une protagoniste ayant finalement réussie à traverser le tunnel.

5- Conclusion

Il n'est pas chose aisée d'affirmer que tel ou tel sujet est réellement la pièce centrale du film tant les thématiques viennent à se superposer. Pour autant, là est peut-être la volonté finale de Garland avec cette histoire : nous dépeindre des éléments pouvant chacun apparaître comme figure de proue thématique. Chaque chose a son importance et même si elle ne paraît pas reliée sur le moment, la lecture globale permet de se rendre compte de l'apport en substance et grille de lecture qu'apporte ce choix narratif. On nous montre ici des conséquences, tous les personnages, qu'ils soient détestables ou appréciables, ne sont que des résultats d'une conception, d'un système malade, d'une croyance égarée, d'un évènement malheureux. Comme si le film prenait soin de dénoncer la source, plus que ceux qui la diffuse. C'est peut-être aussi une des questions que soulève le film après tout.

Ultimement, ne sommes-nous pas tous perdants dans ce schéma-là ?

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le 10 juin 2022

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