Le Garçon et le Héron
6.9
Le Garçon et le Héron

Long-métrage d'animation de Hayao Miyazaki (2023)

C'est bien parce qu’il fait partie d’une espèce à part, celle des poètes et des instigateurs de l’imaginaire, que Hayao Miyazaki ne peut considérer la vie autrement qu’avec un crayon à la main et des histoires plein la tête. Après nous avoir dépeint un tableau réaliste de ses obsessions et douleurs, avec son vrai faux dernier film Le vent se lève (2013), il se plonge cette fois-ci dans le classique littéraire Et vous, comment vivrez-vous ?, de l’écrivain japonais Genzaburō Yoshino, afin d’exalter un fantastique suffisamment cathartique pour réparer les traumas du réel.


Des traumatismes dont nous mesurons rapidement l’étendue, avec cette première séquence inscrivant Le Garçon et le Héron dans une réalité des plus douloureuses : la guerre, les bombes, les flammes, détruisent l’innocence de Mahito : sa mère malade est morte, son père le délaisse au profit d’un remariage et d’une cupide activité industrielle guerrière. Un point de départ dont la nature autobiographique ne fait aucun doute, puisqu’on retrouve des éléments connus de la vie du cinéaste (bombardement de Tokyo, maladie de la mère, activité industrielle du père...) : meurtrie par la guerre durant son enfance, Miyazaki a trouvé le chemin de la résilience grâce à l’imaginaire. Non pas en s’y enfuyant, mais plutôt en y trouvant les images susceptibles d’apaiser ses plaies. On se souvient que c’était déjà le cas dans Mon Voisin Totoro, où l’absence physique de la mère était surmontée par la présence de cet être imaginaire (un kami, une créature bienfaisante dans le shintoïsme japonais). Ici, le cas est plus extrême car la mère est décédée et il ne sera jamais question de la remplacer (ce que dit en substance Mahito à plusieurs reprises dans le film). L'utilité de l’imaginaire est tout autre, nous dit Miyazaki, puisqu’il nous offre les clefs pour surmonter nos chaos intérieurs, en substituant les images anxiogènes par d’autres beaucoup plus propices à l’apaisement. Ainsi ce voyage, calqué sur celui de Chihiro en 2001, devra permettre à Mahito de trouver dans l’imaginaire les outils pouvant rendre son réel plus serein, plus vivable, un réel dans lequel les images de cauchemar (une mère prisonnière des flammes) ne seront jamais aussi fortes que celles émanant du rêve (une mère maitresse du feu).


Pour les trouver au-delà du miroir, notre jeune héros ne va pas devoir suivre un doux lapin blanc ou un soyeux Totoro, mais plutôt un drôle d’oiseau, vicieux, roublard, menteur et dont les envies de meurtre se lisent sur son sourire carnassier. Un étrange héron, mi-animal mi-homme, dont la dualité lui permet de se mouvoir entre monde réel et onirique, entre un monde où la réalité s’impose et un autre où tout s’invente. Inventer, être capable de création artistique, voilà le challenge qui attend Mahito dans la seconde partie du film, celle qui se déroule dans le monde du dessous, un monde d’eau où l’on se nourrit de la Mer/Mère et où le feu ne fait pas peur. On notera que si Mahito traverse le “miroir”, ce n’est pas pour retrouver sa mère (qui est morte et qui le restera) mais sa belle-mère qui est sur le point d’accoucher : pour Miyazaki, l’imaginaire est une aide pour survivre au réel, et non une utopique échappatoire.



À partir du moment où l’on entre dans la partie fantasmatique, on sent Miyazaki libéré, rejouant à l’envi des motifs qui nous sont pour le moins familiers : on retrouve un univers qui pioche autant du côté du Voyage de Chihiro que de Ponyo, un bestiaire évoquant les noiraudes (Totoro, Chihiro) et les sylvains (Mononoke)... Une volonté de synthèse qui peut être perçue comme une simple redite, mais dont le cœur marque toujours de sens notre imaginaire avec ces figures féminines valorisées (la mère aimante, la femme courageuse...) au détriment de leurs homologues masculines (le père incapable de comprendre le monde, le Roi vaniteux, les pélicans cruels...). L’innocence de l’enfance, la fascination pour ce qui vole, la culture européenne, l'horreur de la guerre ou encore le lien maternel sont autant de thématiques miyazakiennes que Le Garçon et le Héron reprend ardemment, au risque parfois d’en faire trop et de nous perdre quelque peu.



Moins solidement écrit (narration, caractérisation des personnages), parfois trop abscons avec ses univers à tiroirs d’une folle densité, Le garçon et le Héron n'a pas la force émotionnelle du Voyage de Chihiro ni la puissance imagée de Princesse Mononoke. Il n'en reste pas moins un fabuleux voyage qui ne demande qu'à être revu pour en comprendre toutes les subtilités.


Graphiquement, son inventivité est constante, puisant dans tout le référentiel culturel de Miyazaki (inspiration évidente du Roi et l’oiseau de Paul Grimault, revisite de La Ferme des animaux d’Orwell à travers le totalitarisme des perruches) pour en faire un film véritablement étonnant et profond. Avec une animation dessinée à la main, dans la tradition du Studio Ghibli, son visuel s’avère époustouflant de précision et de dynamisme, comme on le constate avec cette incroyable séquence d’ouverture dans un Tokyo en feu. Si la mort pèse souvent sur l’image, assombrissant parfois le sous-texte, elle occasionne également d’élégantes séquences, comme cette réappropriation qui nous est faite du tableau L'Île des Morts (1888) du peintre Arnold Böcklin. Des tableaux sublimes dont l'accompagnement musical demeure modeste, composé de piano, de violons et de chants, afin de favoriser un climat d’introspection.


Sortant de sa retraite pour ce film, Miyazaki s’empare également de la figure du grand-oncle pour évoquer la question de son héritage. Si la démarche parait légitime (Goro n’ayant jamais convaincu dans ce domaine), elle semble venir en surplus de la thématique du deuil. Car c’est bien lorsque le film resserre son attention autour de cette thématique qu’il vise juste, se meut en odyssée rédemptrice (pour le personnage, pour l’auteur) et gagne ainsi notre empathie : en suivant pudiquement ce voyage sinueux, intériorisé, où les embuches s’amoncellent, où les sensations irrationnelles se cognent toujours au réel, et dont le mouvement sensible ne forme rien d’autre que le cheminement d’un enfant à travers son propre deuil. Une fois le passage acté, les poches et les bagages vont s’alourdir de souvenirs. Mais, comme l’indique élégamment l’ultime scène, ces poids (de nos morts) se porteront sans difficultés tant que les portes de nos inframondes resterons ouvertes : elles nous montrent l’accès à un réel plus serein où d’autres portes s’offriront à nous et, avec elles, la promesse d’un nouveau voyage.


(7.5/10)

Créée

le 7 nov. 2023

Critique lue 273 fois

36 j'aime

Procol Harum

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