Dans nos vies où le futur s'écrit sur un mode incertain, où la déraison l'emporte sur l'entendement, il est bien tentant de chercher le réconfort à tout prix. La complexité, bien trop angoissante, est délaissée au profit d'une superficialité bien plus rassurante, tout comme le trivial ou le facile sur lequel désormais se greffera toute notre attention. Il n'est pas étonnant, donc, de voir prospérer les tartuffes, les prêcheurs bons marchés, les zélateurs du pas grand-chose et les panégyristes malintentionnés. Tous, des politiques aux moralistes, en passant par l'industrie du spectacle, vont tenter alors de nous vendre, comme remède à tous nos maux, le simpliste en toute occasion. Peu enclin à suivre de tel procédé, Charles Laughton passe derrière la caméra afin de pousser à la réflexion ses congénères : les apparences sont trompeuses, il faut aller au-delà des idées reçues et des poncifs pour espérer quelque peu grandir.


Grandir, devenir un adulte et agir comme tel, c'est dépasser nos peurs enfantines, notre crainte de l'obscure et notre dégoût pour tout ce qui n'est pas doux, apaisant, réconfortant... c'est aller plus loin que cette conception manichéenne qui s'entête à partager la vie entre bien et mal, bons et méchants, amour et haine... loin du manichéisme grossier, Laughton ose la complexité, célèbre l'ambivalence, et invite son spectateur à grandir en même temps que ses jeunes héros, John et Pearl : entre les figures du bien et du mal, entre le blanc et le noir, le réel et le factice, va venir se nicher tout un éventail de nuance, puissant et suggestif, enrichissant et formateur. Une fois les fourbes démasqués, les pièges et les faux-semblants évités, les enfants vont gagner en maturité et forger leur propre personnalité. Le spectateur quant à lui, face au miroir déformant qui lui est tendu, pourra aiguiser son esprit critique et savourer le geste artistique offert : œuvre iconoclaste et anachronique, tirant ses forces aussi bien du côté du conte pour enfants que du film noir, d'un expressionnisme hérité du muet (jeux d'ombres chinoises, lyrisme poétique avec la vision sous-marine d'un corps se confondant avec la flore locale...) que d'un baroque troublant (chambre transformée en chapelle gothique), The Night of the Hunter ne ressemble à aucun autre et revendique son unicité.


Celle-ci, d'ailleurs, peut être quelque peu trompeuse. En effet, au fil des années, ce film, qui s'avérera être le seul de son auteur, est parvenu à gagner l'estime des cinéphiles en même temps que le pompeux statut de chef-d'œuvre du septième art. Qui dit chef-d'œuvre, ne dit pourtant pas exempt de défauts et ceux-ci peuvent être perturbants : ellipses parfois incommodantes, symbolisme quelque peu facile (lame en érection tel un phallus, vision des enfants à travers une toile d'araignée, etc.), ou encore mise à distance émotionnelle un peu brutale, sont autant de raisons de pester contre lui.


Cherchant davantage à interpeller qu'a émouvoir, Laughton investit pleinement le processus de distanciation et rappel constamment à son spectateur qu'il est devant une œuvre de fiction : les archétypes du conte sont convoqués (le grand méchant loup, les petits poucets, etc.) ; le réalisme est pourchassé (les comportements sont excessifs, cartoonesques, les décors outrageusement factices) ; les coutures cinématographiques sont exhibées (regard caméra, effets musicaux appuyés...). Contrairement à la logique hollywoodienne, qui dissimule ses effets et son manichéisme, Laughton montre tout et l'exhibe fièrement, comme les fameux tatouages "love" et "hate" que l'excellent Bob Mitchum met en scène avec insistance. The Night of the Hunter ne cherche pas à tromper, bien au contraire, il ambitionne à nous faire réfléchir, ressentir, à nous interpeller en faisant du contraste son domaine de prédilection.


Celui-ci se retrouve avant tout dans la représentation qui nous est faite des personnages : dès les premières secondes, le film enchaîne les archétypes comme autant de perles grossières sur son fil narratif. La bonne et douce Mme Cooper ouvre le bal et nous interpelle comme si de rien n'était, avant que le grand méchant Powell, tout en noir et en sourire carnassier, ne s'adresse innocemment à Dieu, ou aux spectateurs plus précisément. "A good tree cannot bring forth evil fruit. Neither can a corrupt tree bring forth good fruit.", nous dit-on, le message est limpide : John et Pearl vont osciller entre ces deux figures antagonistes, ils vont grandir au contact de ces parents de substitutions éminemment symboliques.


Mais plutôt que de s'engouffrer dans le poncif, Laughton va s'en servir afin de faire briller la nuance. Rapidement l'imagerie mise en place nous interpelle par sa dimension équivoque : le tueur porte les habits du pasteur et convoque la parole divine afin de justifier ses méfaits ; de même, le recours à la morale ou au puritanisme n'est là que pour satisfaire sa perversité (la scène du cabaret dans laquelle il dégaine son couteau est magnifiquement suggestive). Pourtant, nous souffle-t-il, c'est bien l'homme qui est la cause de tous ces maux et non la religion ou les racines américaines. La preuve, Mme Cooper en fait une lecture bien différente afin de se muer en chantre de l'amour ou de la bonté. Doucement, avec l'humilité du chef-d'œuvre qui ne dit pas son nom, The Night of the Hunter tisse sa toile et gorge de sens son propos : bien et mal logent en chacun de nous, notre personnalité s'exprimant en fonction de ces instances. Si le discours peut paraître évident, sa mise en images, quant à elle, est un sommet d'élégance, savoureux et poétique : le travail sur la profondeur de champ permet d'opposer ces grandes figures sans les mettre sur un plan d'égalité, le cantique de Powell étant repris par Cooper qui vient y greffer sa propre sensibilité. La scène est dotée d'une impressionnante force évocatrice, comme rarement on a pu en croiser dans une salle obscure.


Plus généralement, c'est en exploitant pleinement les possibilités que lui offre le cinéma que Laughton réinvente le conte. Avec l'aide du grand Stanley Cortez, il confère à son imagerie sa pleine puissance expressive et poétique. On oublie alors les mots et leurs inévitables lourdeurs, les discours futiles, les palabres ennuyeuses, les complaintes mièvres, insipides et minables. L'image est là et elle fait tout : le conte sur papier trouve enfin son équivalent sur la toile, de scène en scène, l'histoire se raconte, se vit, passionnément, intensément, follement, d'image en image, c'est notre imaginaire qui est convoqué, réveillant les peurs et les merveilles qui peuplent encore les limbes de notre esprit.


L'enfance, tout d'abord, se revisite à travers les yeux de ces mômes à qui l'on met dans les pattes un tueur dingo psychopathe. On se prend d'empathie pour John et on assiste impuissant à l'effondrement de ses repères, ainsi qu'à l'avènement de ses pires cauchemars.


Ceux-ci débutent lorsque ses "dieux", jusqu'alors tout-puissants, vont dépérir à la lumière du mal. C'est son paternel tout d'abord qui perd son auréole de héros, de robin des bois des temps modernes, en étant arrêté par la police pour un vulgaire vol. C'est sa mère ensuite qui n'assume plus sa dimension protectrice en tombant sous le charme du vil Powell. C'est l'oncle Birdie, enfin, qui échoue dans sa démarche d'être un père de substitution en succombant à l'appel de la boisson. Quoi qu'ils fassent ou qu'ils promettent, les adultes sont faibles et ne peuvent venir à bout de leur propre démon. L'enfant est alors livré à lui-même, seul dans la nuit de ses frayeurs, face à un Mal qui aura, tôt ou tard, la peau de son innocence.


Cette impression de cauchemar éveillé est superbement entretenue par une ambiance film noir omniprésente et par un travail esthétique particulièrement remarquable : que ce soit dans les escaliers de la cave ou sur la rivière, la mort fait sentir sa présence, le foyer lui-même devient source d'angoisse avec l'ombre de Powell qui prend possession des lieux. Mais l'esthétique est là aussi pour nuancer notre jugement, nous rappelant sans cesse que dans la réalité bien et mal sont étroitement liés. La séquence la plus remarquable en ce sens demeure la fameuse échappée en barque, qui inspirera les adeptes du plan contemplatif (Malick et consorts) : la rivière devient un lieu symboliquement ambivalent, en étant à la fois refuge pour les enfants et tombeau pour la mère. De même, le bestiaire entraperçu est tout aussi équivoque, les animaux pouvant aussi bien être chassés que chasseurs. Le monde est ainsi fait, nous rappel Laughton avec poésie , rien n'est totalement blanc ou noir...


Mais là où The Night of the Hunter se montre particulièrement terrifiant, c'est en nous montrant avant tout un mal à visage humain. Qu'importe la figure emblématique du croque-mitaine, c'est le père qui cause le malheur de son fils en lui léguant un secret trop lourd à porter, ce sont les Spoon qui poussent la mère dans les bras du Pasteur, et c'est moins le diable que le pédophile qui menace l'innocence incarnée par les enfants. En ancrant son récit dans une période sensible, celle de la grande dépression, Laughton ajoute un peu plus de nuances à son tableau en nous montrant un peuple, ni bon ni mauvais, pouvant aussi bien revêtir les habits de la victime que du bourreau : c'est le cas du couple Spoon qui voudra lyncher leur idole déchue.


Pour ne pas être victime d'un tel mal, pour ne pas succomber aux charmes ou aux discours du premier beau parleur, Laughton préconise la réflexion adulte, mature, afin de pouvoir faire la part des choses, à l'instar de Mme Cooper. En ayant perdu ses illusions, en se moquant du Père Noël le soir du 25 décembre, John prouve qu'il est l'heure pour lui de passer à l'âge adulte (la montre qu'il reçoit le symbolise parfaitement) et de construire sa vie loin du conte pour enfants et de sa vision binaire du monde. Il n'y a que les esprits enfantins pour y rester, nous dit en substance Laughton, ce qui n'a rien d'innocent à une époque où les Etats-Unis sont lancés en pleine guerre froide et où Hollywood a fait du manichéisme un fonds de commerce.


Créée

le 2 avr. 2023

Critique lue 81 fois

12 j'aime

2 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 81 fois

12
2

D'autres avis sur La Nuit du chasseur

La Nuit du chasseur
Sergent_Pepper
10

Petits poucets rêveurs

La mâchoire décrochée par l’avalanche de superlatifs qui l’inondent à l’issue du visionnage de ce film, tentons de reprendre nos esprits et d’établir les raisons qui font de cette œuvre un monument...

le 24 févr. 2014

171 j'aime

12

La Nuit du chasseur
Gand-Alf
10

Song for a preacher man.

J'ai toujours pensé le cinéma proche du rock'n'roll. Deux arts trouvant leur force, leur intérêt, leur beauté dans l'imperfection. Deux arts collectifs au service d'une même vision, un gigantesque...

le 18 oct. 2013

99 j'aime

7

La Nuit du chasseur
chinaskibuk
9

Piero s'en est allé :( Que vive sa dernière critique

Seul film de Charles Laughton, Night of the Hunter est à mes yeux un chef d'œuvre non seulement du cinéma, mais de l'art en général. Chef d'œuvre désigne quelque chose qui peut traverser toutes les...

le 12 oct. 2020

66 j'aime

80

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12