On a beau vénérer un cinéaste (ici, en l’occurrence, Kobayashi, pour l’un des plus grands films de l’histoire, Harakiri), on ne se lance pas sans quelque appréhension dans La Condition de l’Homme : une trilogie sortie entre 1959 et 1961, évoquant la seconde guerre mondiale vue du côté japonais, œuvre fleuve excédant les 10 heures de projection.
De la guerre, il sera en réalité peu question dans le premier opus : Kaji (Tatsuya Nakadai, qui va littéralement porter toute l’œuvre sur ses épaules, et ne ménagera pas son dévouement, tant physique que psychologique), un pacifiste, peut éviter la prison pour désertion en mettant à profit ses talents de contremaitre dans une mine de la lointaine Chine colonisée. Alors qu’il vient d’épouser Michiko, son grand amour du titre, et qui sera la colonne vertébrale de toute la saga, il s’installe donc dans des terres désolées avec l’espoir d’y mettre en œuvre certains de ses idéaux humanistes.
Le front et les combats ne sont pas nécessaires pour donner pleinement corps à la violence qui secoue alors le Japon. Kobayashi la déplace sur le monde du travail, et montre comment la logique du rendement se fait sur la déshumanisation de la main d’œuvre, les chinois colonisés, puis les prisonniers civils de guerre. Le capitalisme n’est pas une excroissance du conflit, il est l’essence même de la violence du monde contemporain. Kaji, progressiste pensant pouvoir améliorer conjointement production et condition de travail des salariés, en fera la douloureuse expérience.
Le film se construit sur une lente et pénible (dé)gradation : des crispations, des renoncements, des exactions et de la révolte. Kaji est une figure frêle, perdu avec son épouse dans des plans d’ensemble trop vastes, étendues minérales aux ciels chargés, qui dévorent et diluent toutes ses aspirations à un monde meilleur. Face à lui, des groupes avec lesquels il est impossible de communiquer : les prisonniers qu’il supplie d’éviter les évasions pour qu’un cercle vertueux puisse se mettre en place, et ses concitoyens, brutes épaisses avides de profit. Chaque camp le considère comme un traître : l’humanisme n’a pas droit de cité dans cet enfer. Cette vision automatiquement manichéenne n’est pas toujours au service du propos.
Au terme de cette trajectoire chaotique, annoncée par des séquences déjà fébriles dans lesquelles des plans obliques insistent sur les failles de la conviction du protagoniste, une scène cathartique d’exécution va cristalliser toute l’attention et les tensions. Explosion pathétique de violence et de renoncement, dans laquelle l’image se fige sur des clichés qui semblent provenir d’archives historiques, elle enfonce le clou de la démonstration sur l’impossibilité absolue de dialoguer ou construire.
Noble dans ses intentions, plastiquement travaillé dans ses cadres et sa photographie, le film n’en souffre pas moins de maladresses certaines, particulièrement dans sa gestion du récit. La longueur est ici peu légitime, et on aurait pu passer aisément retrancher une heure à ces 3h30 durant lesquelles la démonstration semble aussi passer par la répétition, d’autant que le jeu souvent théâtral des comédiens vient aussi empeser l’ensemble.
Mais patience : il nous reste encore plus de six heures pour juger de l’ensemble de l’œuvre…
(6.5/10)
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