Il ne fallait pas plus d'une heure trente à Terrence Malick pour planter les graines de ce qui fera toute son oeuvre. 90 minutes pendant lesquelles l'un des réalisateurs les plus fascinants de l'histoire récente du cinéma a su faire étalage d'une incroyable maîtrise de son art, d'autant plus qu'il s'agit là d'un premier film.


Lorsque l'on parle de Malick, qui plus est au regard des derniers films qu'il a pu accoucher depuis son retour avec The Thin Red Line, on ne peut s’empêcher de penser à un cinéma toujours plus contemplatif, sensoriel, traitant du rapport intimement puissant liant l'individu à la nature. Un cinéma aux airs de poèmes métaphysiques mêlant réflexions ontologiques et autres visions transcendantalistes.
Pourtant, si son cinéma à su atteindre de telles sphères, c'est au moyen de sentiments bien plus parlants et accessibles pour le (grand) public à savoir l'amour et la liberté. Deux notions qui traversent systématiquement l'oeuvre de Malick, deux notions qui transcendent les individus dans chacun de ses films.


En ce sens, nul doute que Badlands est son film le plus accessible, le moins "méta" si l'on peut dire. En s'inspirant d'une histoire vraie, celle de deux amants qui au cours de leur "balade sauvage" tueront pas moins de onze personnes, Malick ancre son film dans le réel. Cependant il serait erroné d'affirmer que notre réalisateur se soit cantonné à un scénario simplement inspiré d'une "histoire vraie". Si Malick s'appuie sur le réel, c'est en réalité pour mieux s'y dérober afin de saisir l'essence même de ses individus. Nous restons dans un cinéma profondément humain, faisant la part belle aux sentiments.


Il est d'abord question d'amour dans ce film. Une romance entre un vaurien nommé Kit et une adolescente du nom de Holly. Comme bien souvent chez Malick, il ne faut qu'un regard pour que la nature fasse le lien. Holly étudie, fait de la musique. Kit a un air de James Dean. Il suffit alors de quelques pas pour constater l'alchimie naissante entre les personnages joués respectivement par un Martin Sheen possédé par la passion (et le talent) et par Sissi Spacek aussi rêveuse qu'amoureuse. Le "bonheur" naissant, lui le type paumé et elle la fille esseulée ont désormais chacun une voie à suivre, une vie vers laquelle se projeter. Cependant ce ne sont pas les 10 ans d'écart qui font obstacle, mais bien le père de la jeune fille. Alors que nous apprenions en début de film au détour d'une phrase soufflée par Holly (en voix off) que la mère de notre adolescente était décédée, il faut désormais tuer le père pour s'émanciper, se libérer. Dès lors romance et violence ne feront plus qu'un.


Film policier, road movie, western, drame, comédie sont autant de genres nourrissant Badlands, faisant de ce film une oeuvre disparate mais cohérente du début à la fin. Si Malick multiplie les personnages, nos deux amants restent malgré tout au centre du film. Histoire d'un amour sans lendemain, conscients qu'ils se feront arrêter d'une manière ou d'une autre. Le réalisateur s'attarde ainsi sur ses deux rêveurs, obligés de fuir la société dans laquelle l'amour pour Holly a mené Kit à commettre le pire des crimes.
Alors pourchassés par les autorités, c'est dans la nature qu'ils pensent trouver refuge.


La nature, ce "paradis perdu" si cher à Malick devient de fait havre de paix, moment où le temps n'a plus de sens, plus d’intérêt. Ils se disputent parfois mais s'aiment, vivant de peu mais n'ayant besoin de rien. L'homme naturel filmé non sans une certaine poésie où faune et flore forment un décorum des plus beaux et intimes. Une fusion avec l'environnement qui n'est pas sans rappeler The New World, mais comme dans ce dernier, la société et sa violence rattrapent nos jeunes protagonistes. Les chasseurs de tête tombent, Holly et Kit (ce dernier toujours plus libéré pour le meilleur comme pour le pire) fuient de nouveau, mais existent, le temps d'un voyage, celui de l'amour.


Imprégné de la pensée d'Heidegger en ce sens que "l'essence de la vérité est la liberté", Malick nous dévoile via le personnage de Kit une liberté qui lorsqu'elle n'est plus épanouie dans son environnement naturel devient pulsion destructrice. Pourtant, si cette violence est inhérente au film, elle n'est pas le propos central. Dès lors un décalage opère constamment par les agissements de nos deux jeunes. Après avoir perdu son père, Holly choisi d'aller récupérer ses livres. Quand Kit tue, il se recoiffe. Le passage de la "confession" face à un enregistreur est des plus efficaces en terme d'humour. Un recul sur les événements définitivement rendu possible par le recourt à la voix off (déjà).


Cette voix off, c'est celle d'Holly. Si l'usage de cette technique a été l'objet de vifs débats sur ses derniers films, ici Malick le rend totalement légitime. En effet c'est cette voix qui lui permet d'adopter un ton parfois totalement surréaliste tant il est "déplacé". Ainsi certaines scènes a priori "graves" se retrouvent totalement réinventées par la voix rêveuse d'une Holly en plein(e) roman(ce). On peut penser en particulier à la discussion sur l'araignée, aussi hilarante que déstabilisante. Un décalage tel qu'on imagine facilement la jeune fille réécrire (de son omnipotente voix) ce moment de malaise évident. Déconnectée du réel, elle place le spectateur en position de témoin privilégié à qui elle raconte à la manière d'un journal intime ses ressentis, ses regrets, ses joies. Omnisciente, cette voix donne au film une autre dimension mais aussi plus de profondeur à l'intrigue et aux personnages, des personnages magnifiés dans leur élan de liberté avant l'évidente chute par l’œil de notre artiste.


Ainsi, la mise en scène du réalisateur est déjà révélatrice de cet attachement à l'espace, à la nature (nous sommes alors en 1973 !). Mettant en scène l'individu pour mieux exprimer ses sentiments, Malick sait capter ces instants, ces moments où l'essence de l'être peut se révéler pleinement au spectateur. On pense à cette scène de joie aussi brève que touchante entre Kit et Holly dans l'infinité des champs, à ce plan de Kit savourant sa liberté, son seul moment de bonheur face au ciel dans l'étendue des plaines. On se remémore ce plan final ... Sans être une claque esthétique de tous les instants, Badlands est un film possédant des plans sublimes de beauté et de significations.


De la même manière, le film se veut parfaitement cohérent avec le reste de la filmographie en ce qui concerne la partition. Ce sont d'abord les chants de la nature qui nous sont rapportés. Le vent, les oiseaux, le son de l'eau témoignant déjà de la part de Malick d'une volonté de nous faire vivre le film plutôt que de simplement le regarder. Les prémices de ce qui deviendra son cinéma sensoriel. De la même façon la bande originale s'avère être de qualité. Love is strange par exemple mais surtout le classique Gassenhauer qui berce l'oeuvre avec lyrisme, folie et insouciance (un morceau que l'on retrouvera avec le couple de True Romance par ailleurs).


En définitive, Badlands n'est certes pas un chef d'oeuvre mais il possède ci et là toutes les prémices du cinéma de Malick. On ressent l'emprise des Rousseau, Heidegger ou Emerson pour ne citer qu'eux. La place accordée à la liberté, le rôle déterminant de l'amour, cet attachement instinctif à la nature sont autant d'éléments annonciateurs des œuvres à venir. On pourrait presque dire que ce film est un concentré du cinéma de Malick, servant avant tout une histoire simple mais proposant des grilles de lecture n'ayant plus rien d’insensées à la lumière de ses six films suivants.
Il y a certes beaucoup d'éléments dans ce court film, mais comme le souligne Kit non sans ironie, "il faut de tout". Et en tant que spectateur au regard de cette première oeuvre je ne peux que confirmer.

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le 16 sept. 2016

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Chaosmos

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