Parmi les versions notables d’Hamlet au cinéma, il est bien regrettable que celle réalisée sur le tard par le cinéaste soviétique Grigori Kozintsev ait tendance à passer inaperçue. Alors qu’on pourrait émettre quelques doutes quant à l’intérêt de voir délocalisé le Danemark de l’autre côté du rideau de fer, et troquer la langue de Shakespeare contre celle de Tchekhov, force est de constater que l’évidence s’impose : la majesté des décors, la force de la diction et l’intensité des prises de vues épousent avec pertinence l’intemporalité de cette pièce.
Kozintsev a bien conscience des enjeux, en témoigne le soin qu’il apporte à son superbe prologue, qui peut concurrencer celui de Welles avec son Othello : une séquence au graphisme puissant, dans lequel la machinerie d’un pont levis métaphorise à merveille la mécanique tragique à venir, tandis qu’un flot de drapeaux noirs s’abat sur des murailles démesurées pour saluer la mort du roi. Comme chez Olivier et Zeffirelli, l’arme absolue du cinéaste pour amplifier la version théâtrale réside dans sa gestion des décors, par l’occupation d’un château grandiose donnant directement sur la mer, régulièrement présente pour accompagner les tourments et les réflexions des protagonistes. La fameuse séquence de la représentation théâtrale se situera ainsi à l’extérieur du château, éclairée aux flambeaux avec les vagues pour fond de scène, ajoutant une vigueur picturale aux tensions dramatiques.
Si les interprétations sont la plupart du temps convaincantes et les inévitables coupes assez bien gérées, le cinéaste sait précisément équilibrer les forces du propos : la dimension visuelle restera prégnante, à l’occasion de quelques séquences muettes qui savent prendre leur temps, notamment lors de la poursuite du cours d’eau qui succède à l’image d’Ophélie dans les flots, et dont la disparition trouve sa charge poétique dans le vol d’un oiseau qui rejoint la mer. La musique de Chostakovitch permet en outre d’amplifier ces prises de vues, qui prennent à certaines occasions une dimension véritablement opératique, et compensent quelques scènes un peu plus chiches dans des décors intérieurs où la scène du duel qui fait un peu pâle figure lorsqu’on la rapporte aux extérieurs.
Le retour au convoi funéraire qui vient conclure le drame achève la démonstration : si la langue passe au second plan, c’est parce que le langage cinématographique a su s’imprégner de toute la noirceur dynamique du texte. Le spectateur qui connait bien la pièce appréciera donc d’autant plus de retrouver toute sa charge poétique et verbale transposée dans la vibration expressionniste des cadres, le mouvement des appareils à la recherche des visages, ou les vastes tableaux qui distribuent les silhouettes dans un royaume en décomposition. Car s’il y quelque chose de pourri dans l’empire du Danemark, la mise en scène de cet effondrement ne cessera jamais d’être vivace, au profit d’une véritable catharsis esthétique.
(8.5/10)