Quelques mois avant l’annonce de la Sélection Officielle, Brian de Palma faisait partie des rumeurs quant à sa participation à Cannes : on savait son film prêt, tout semblait donc l’indiquer.
Au visionnage de son œuvre, la première après 6 ans d'un silence probablement contraint, on comprend facilement la raison pour laquelle il n’a pas eu les faveurs du Festival, qui lui a sans doute rendu service en n’exposant pas aux yeux de la presse et des cinéphiles du monde entier cet opus on ne peut plus embarrassant. Fauché jusqu’à l’os (De Palma a fait état des difficultés avec lesquelles il a tourné, empêtré dans une addition de boites de productions qui ne lui ont même pas laissé le final cut), Domino est un film douloureux : pour son créateur, pour son cast et pour le spectateur qui se souvient de la carrière flamboyante et singulière de ce petit génie de ce qui s’appela un jour le Nouvel Hollywood, et dans lequel on ne lui accorde plus la moindre place depuis deux décennies.
Qu’on ne s’y trompe pourtant pas : l’octroi d’un gros budget n’aurait pas forcément sauvé l’affaire. Mais il est vrai que la pauvreté de la photo, des effets spéciaux et d’un montage au hachoir pour faire rentrer au forceps dans le moule des sacrosaintes 90mn d’une production lambda achèvent la tristesse qui nimbe toute cette entreprise. Qu’on regarde cette scène de passage à tabac au sortir d’une voiture dans une cité, atrocement gênante, où même le duo exfiltré de GOT semble vouloir rentrer sous le trottoir…


Le scénario ne semble pas non plus survivre au marasme, à la fois banal (la traque d’un terroriste qui mobilise CIA, tueur vengeur et police) et terriblement paresseux (ces raccourcis, grands dieux, type « Oh ben justement, le gars le plus recherché par les services spéciaux américains vient de croiser la police danoise, poursuivons-le jusqu’au lieu de son prochain attentat »), alignant les poncifs (le flic en free-lance, la femme amoureuse, l’agent cynique) et dénué de toute surprise : Domino mérite malheureusement son statut de DTV.


Et De Palma, dans tout ça ?


On aurait pu imaginer une critique très méchante où on aurait prétendu qu’un fan ou un ennemi du réalisateur aurait réalisé ce film, pour, au choix, l’imiter pâlement ou le parodier. Le fan-service est si gros qu’on a presque envie de secouer gentiment l’épaule de l’ancien en lui demandant d’arrêter : un ascenseur, une gouttière à la Vertigo, des ralentis, des caméras de surveillance, la musique toute en violons de Pino Donaggio, une Corrida pour remplacer le match de boxe de Snake Eyes, et même la re-re-visitation du Boléro de Ravel qu’il nous avait servie dans Femme Fatale, rien ne manque au catalogue de l’autocitation.


Les réactions sont contradictoires : se désoler d’une telle maladresse dénuée d’inspiration, raviver la nostalgie d’un cinéma révolu par ce pastiche dont la faiblesse ne serait pas dépendante d’un cinéaste sincère dans sa démarche… ou chercher, malgré tout, quelques bribes d’intérêt.


Au cœur du marasme, la question de l’image, qui a toujours obsédé De Palma, né en tant que cinéaste avec le fameux film de Zapruder, et son rapport à la violence. La manière dont la vidéo structure le destin des personnages mérite d’être remarquée : décapitation du père par les islamistes, maltraitance du fils en direct par la CIA pour un personnage central qui aurait pu gagner en complexité si un véritable scénariste s’en était emparé. De la même manière, les écrans de surveillance phagocytent l’ensemble du récit et franchissent un pallier après Redacted, où l’obscénité de found footage devient militante : les américains filmaient pour leur ego, les terroristes mettent en spectacle le carnage. Un germe d’intérêt pourrait émerger dans ce regard à la fois fasciné et effrayé que porte le réalisateur sur cette mise en abyme d’un nouveau type de communication, où une montée des marches, dédiées au cinéma, devient l’ironiquement tragique décor d’un massacre en direct, ou de cette corrida filmée par drone pour mieux capter les dégâts prévus.


Une ironie qui va malheureusement se porter sur l’œuvre encadrante : exsangue, essoufflée, achevée dans la symbolique la plus ridicule (la destination finale du drone, le retrait de la CIA, rien ne fonctionne et tout le monde semble s’en contrefoutre), elle est dénuée de toute la force d’impact que cherchent à avoir ceux qui filment. Tout au plus ajoute-t-elle une distance vaguement lucide sur le pouvoir potentiellement toxique des images ; mais une distance imposée à un créateur qui a toujours joué du lyrisme et d’une jubilation de l’image (par la dilatation temporelle, le montage alterné, la structuration des espaces) qui n’a ici aucun moyen de s’épancher.

Sergent_Pepper
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le 11 juin 2019

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Sergent_Pepper

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