Dersou Ouzala constitue un film à part dans l'œuvre immense d'Akira KUROSAWA. Un peu de contexte, alors qu'Akira jouissait d'une totale liberté dans le système pourtant très rigoureux des studios ses deux précédents films, bien qu'aujourd'hui considérés comme de véritables coups de maîtres, Barberousse (1965) et Dode's Kaden (1970), ont été des échecs commerciaux majeurs et ont essuyés alors de vives critiques. Face à ces deux ratés successifs, dont l'un a mis un terme à sa pourtant foisonnante et passionnante collaboration avec Toshiro MIFUNE, A.K. a du d'une part surmonter une profonde phase dépressive et d'autre part du revoir face aux studios ses prétentions. Il a alors choisi de tenter de travailler en dehors du Japon, d'abord aux Etats-Unis où il a longtemps été coréalisateur du film Tora! Tora! Tora! (1970) avant d'abandonner le projet en raison de profondes divergences de points de vues et de méthodes de travail entre lui et ses homologues américains, c'est finalement vers le cinéma soviétique qu'il se tourne. Avec le recul ce choix apparait finalement bien plus évident, Kurosawa ayant à maintes reprises déclaré son amour pour la littérature classique russe, en ayant même adapté plusieurs œuvres majeures.


Cette coproduction russo-japonaise marque donc le retour du maître derrière la caméra, mais un retour sous la forme non pas d'une nouvelle histoire ou adaptation à la sauce purement japonisante dépeignant la tradition du pays du soleil levant, mais un regard sur une autre culture. Pour la première fois les acteurs ne sont pas japonais, le décor n'est pas japonais, la langue n'est pas japonaise, malgré tout comme l'a lui-même déclaré A.K. "je ne suis jamais plus universel que lorsque je suis japonais", entendez par là et sa filmographie le prouve à chaque fois, que derrière l'apparent et évident héritage et empreinte de la culture japonaise, ses films sont d'une indéniable et indiscutable universalité. On y parle de sujets communs à toute l'humanité, et c'est en cela que A.K a su toucher le monde, à la différence d'un Yasujirō OZU dont le talent n'est pas à discuter mais dont l'ancrage dans l'esprit nippon rend ses films beaucoup moins évidents et accessibles aux occidentaux.


Cependant dire de Dersou Ouzala (1975) qu'il ne serait qu'une anomalie, une escapade temporaire serait réducteur et faux, en effet on y retrouve nombres de thèmes centraux de la filmographie du cinéaste japonais, l'amitié ou la relation de respect fraternel entre deux hommes a priori opposés, L'Ange ivre (1948), la notion de transmission et d'héritage au cœur par exemple du déjà cité Barberousse (1965), la mystique induite par une nature presque divine en tout cas surhumaine, Le Château de l'araignée (1957) ou encore l'idée du sacrifice personnel en vue de sauver l'autre, Les Hommes qui marchèrent sur la queue du tigre (1945).


Dans ce récit quelque part entre rite initiatique, roman d'aventures et épopée humaniste, Kurosawa filme presque avec les attributs du documentaire la rencontre improbable puis l'association rendue obligatoire de part la situation et enfin l'amitié indissociable d'un topographe soviétique chargé de cartographier l'une des régions les plus isolées et hostiles de la Sibérie avec un chasseur local pour qui la région constitue et terrain de jeu et son unique univers, le fameux Dersou Ouzala du titre.


Le film n'évite pas l'opposition entre les cultures, mais aussi entre le modernisme lié aux technologies et la tradition ancestrale, mais là où beaucoup auraient traités ceci avec lourdeur ou maladresse, voire manichéisme dans un sens ou dans l'autre ou pour le dire autrement, voyez comme ces peuples primitifs nous sont supérieurs et voyez comme notre avance technologique n'est rien en ces contrées. A.K. opte pour un développement du thème bien plus subtil et jamais ni moralisateur, ni condescendant, ni dans aucune forme de jugement, il met en place des situations desquelles devront s'extirper les deux hommes et le groupe les accompagnant en s'alliant et en choisissant selon le cas, l'approche moderne ou l'approche traditionnelle.


Un tigre ère dans les parages, ce sont les adresses de Dersou à ce dernier comme s'il s'agissait d'une personne douée de compréhension qui écartent le danger, au contraire lorsque la présence de braconniers réputés dangereux et violents est avérée c'est l'intervention d'une milice entrainées et équipées du matériel dernier cri qui constituera l'issue. La scène du lac, enfin viendra symboliquement lié la nécessité de conserver les deux approches, le capitaine russe et Dersou se retrouvent séparés du groupe sur un lac gelé et à l'approche de la nuit, c'est à la fois la présence d'esprit et sa parfaite connaissance du terrain de Dersou et les outils modernes du capitaine qui les sauvent. J'ai trouvé la symbolique induite ici absolument passionnante et vectrice de discussions toutes aussi passionnantes que le film a la politesse de ne pas trancher et de nous laisser à nous spectateur toute latitude pour en tirer nos conclusions, quitte à nous en faire douter ultérieurement.


Une fois de plus Akira Kurosawa signe un film d'une rare beauté, la mise en scène sans doute moins travaillée qu'à son habitude souligne avec une force rare et une précision sidérante la stupéfiante beauté des paysages, à la fois leur rudesse, leur immensité, leur oppressante tendance à isoler les rares humains qui osent s'y confronter et preuve ultime du talent de cet figure tutélaire du cinéma mondial, jamais l'humanité n'est mise de côté, à la fois ode à la nature et ode à l'humain, l'amitié sublime de ces deux hommes que seul le hasard a fait se rencontrer, vaut tous les trésors du monde et son écrin est cette Sibérie absolue. L'histoire en plus est vraie ce qui à mon sens accentue la grandeur du film.


Si j'ai été plus que satisfait devant ce spectacle, je n'ai néanmoins pas eu la stupéfaction que j'ai habituellement devant un film de ce grand cinéaste japonais d'où le fait que pour la première fois, je crois, je ne le note pas 10 étoiles, mais seulement 9.

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le 20 avr. 2023

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