Un coeur de tigre pour une âme vagabonde
Exploiter l’adversité que réserve dame nature aux intrépides aventuriers pensant amadouer le sol de contrées qui leur sont inhospitalières, pour construire l’attachement réciproque qui se construit entre deux esprits destinés à entrer en phase, c’est toute la réussite de Dersou Ouzala. En contant cette belle amitié née du crépitement d’un feu de bois qui se cristallise à mesure que les deux personnages bravent ensemble les obstacles que la taïga leur réserve, Akira Kurosawa évite toute situation forcée. Il pare ainsi son film d’un réalisme incontestable, la voie dorée pour toucher de plein fouet le petit cœur d’un spectateur qui trouve sa fréquence de résonnance lorsqu’un simple lit de roseaux se joue de façon astucieuse d’une tempête de neige porteuse de mort.
Armé de son imparable sens de la mise en scène, de son œil affuté, Kurosawa n’hésite pas à braver neige et vent violent pour mériter les éprouvantes séquences que comportent son ode à l’amitié véritable. Sa quête constante de l’image vérité s’associe à un travail sur le son absolument stupéfiant : l’oreille est à l’affût d’une branche qui craque, d’un animal qui rôde dans la pénombre ; l’effet est saisissant, rarement on se sera senti aussi immergé dans une nature inquiétante. Dès lors, quand les bourrasques se font menaçantes, que le froid saisit les protagonistes, les nuques frissonnent et les yeux peinent à stagner sur l’image, attirés par ses bruits environnants dont la surprenante spatialisation donne la pleine mesure d’un contexte insaisissable.
Composé en deux parties très homogènes —chacun préfèrera la sienne, pour ma part j’ai plus d’affection pour la première —, Dersou Ouzala prend le temps de s’intéresser aux hommes qui motivent son histoire. A ces deux êtres n’ayant rien en commun sinon leur ouverture d’esprit, qui finissent par s’aimer comme des frères, au point de ne plus vouloir se quitter, au point surtout de se comprendre si bien que la parole devient optionnelle quand il s’agit de supporter l’autre au moment où il vacille. Quand Dersou doute, qu’Arseniev sombre sous le poids du froid, seuls les actes, qu’ils soient moteurs, salvateurs ou simplement empathiques, comptent.
Et si Kurosawa semble prôner fortement une vie sans artifice proche de la nature, il vient la remettre en question également dans un dernier acte assez trompeur. S’il ne manque pas de remettre en question une société moderne qui va jusqu’à faire payer à ses citoyens le bois et l’eau qu’ils consomment, il nuance toutefois cette diabolisation en illustrant le prix que fait payer la nature à ceux qui l’ont choisie comme foyer. Une fois abandonnés par leur bonne santé, pèse sur ces derniers, le lourd tribu qui frappe quiconque pense pouvoir courber la nature à ses aptitudes.
Les cinq dernières minutes de ce film profondément humaniste sont d’une mélancolie redoutable, je crois bien n’avoir jamais observé un simple bout de bois, planté avec humilité par un homme droit dans ses botes, sur un petit monticule de terre habité par l’âme d’une personnalité attachante, avec autant d’empathie. Un geste final très humble, synthèse de la belle simplicité ayant motivé le film dans son ensemble, porteur d’une émotion si sincère qu’elle justifie à elle seule chaque seconde de ce magnifique Dersou Ouzala.