Voir le film


C'est compliqué le cinéma de genre en France ! C'est compliqué parce que l'industrie rechigne à financer ce cinéma. C'est compliqué parce qu'il souffre, à tort, de la comparaison avec les mastodontes hollywoodiens, et je dis à tort car bien souvent en dépit de moyens largement inférieurs le cinéma de genre français propose des produits dont la qualité finale en termes d'effets spéciaux devraient inspirer les studios américains qui ont de plus en plus tendances à bâcler leurs films pour respecter un calendrier pensé uniquement sous l'aspect financier. A tort également car on ne compte plus les réalisateurs ou réalisatrices français qui sont partis poursuivre leurs carrières aux USA face à la quasi impossibilité de le faire ici, la vague dite de la "french terror" en étant l'exemple le plus significatif. C'est compliqué le cinéma de genre en France, car souvent on entend un public qui manifestement a des problèmes de vue ou des a priori bidons sur le cinéma français s'exprimer à son sujet en des termes peux glorieux alors même que souvent ils n'ont pas vu le film dont ils parlent ou bien qu'ils en attendent une resucée du cinéma made in Hollywood et sont incapables de s'enthousiasmer pour les spécificités passionnantes d'un cinéma français. C'est compliqué enfin parce que l'adjectif fourre-tout de genre n'éclaire pas spécialement sur le type de cinéma qu'on va voir. Est-ce de l'horreur, de la science fiction, du western, quelque chose qui a à voir avec le fantastique ? Cette nébulosité et sans doute une défaillance dans l'art de communiquer autour des sorties en salle de la part de la critique et des professionnels rend la promotion et donc la visibilité et le ciblage du public ardus.


Néanmoins notre cinéma produit régulièrement des films d'une grande qualité, basés sur d'excellents scénarios, qui regorgent d'idées de mise en scène, qui font appel à des techniques et des techniciens des effets spéciaux dont le professionnalisme et la rigueur sont remarquables, qui savent adapter leurs films en fonction des budgets et par conséquent proposer des films qui n'ont pas à rougir de la comparaison avec n'importe quel cinéma, y compris l'hégémonique cinéma américain !


Le Regne animal (2023) constitue en cela un parfait exemple. Le film est une réussite en tous points. Un scénario intelligent auquel il se tient tout du long, une mise en scène assez dingue, qui marie avec brio les phases presque académiques d'un déroulé de récit avec celles illustrant les moments relevant du fantastique. Des personnages auxquels on s'attache grâce à la qualité de l'écriture et celle de leurs interprétations servies par un casting pertinent et une direction d'acteurs notable.


L'ouverture du film est déjà un modèle, un père et son fils ont une discussion un peu vive tandis qu'ils sont coincés dans un embouteillage, lorsque le fils quitte le véhicule et que son père tente de le rattraper, l'inattendu survient d'une ambulance, elle aussi bloquée par la circulation, cette ambulance symbole normalement d'une sorte d'oasis dans le tumulte devient soudain le siège d'un événement à la fois brutal et inédit, un homme en est éjecté muni d'ailes d'oiseaux. Mais là où le cinéma américain aurait multiplié les grands effets avec moults explosions, destructions de tous les véhicules alentours, ici le film se contente avec beaucoup de finesse et d'intelligence de circoncire l'action autour de cette ambulance, épargnant la file discontinue et laissant les passagers des autres véhicules poursuivre leurs actions, certains n'ayant même pas réalisé ce qu'il s'est passé, j'ai trouvé cela brillant, car d'une cela n'enlève rien à l'aspect fantastique, tout en l'intégrant à une réalité tangible et en s'épargnant une surenchère spectaculaire qui n'aurait en définitive rien apporté de nécessaire au récit. Désolé pour ceux qui dénigrent le cinéma français avec comme argument qu'il ne se passe rien, mais ici la preuve est faite que ce n'est pas la multiplication des effets pyrotechniques et un montage épileptique qui font un grand film, mais l'intention et le soin apporté à la réalisation de celle-ci.


Tandis qu'une partie de l'humanité est en proie a une série de mutations les transformant en divers animaux, nommés dans le film des "bestioles", nous suivons plus particulièrement un père et son fils dont on apprend que la femme et mère a été touchée par cette étrange épidémie et qui a l'instar d'autres malades va être transférée dans un nouveau centre dédié à l'étude et l'observation de ces mutations inexpliquées par le corps médical qui ouvre dans le sud ouest de la France où ils décident de déménager pour être au plus près de leur membre de famille touché.


Une autre force à mon sens du film tient dans le choix de dévoiler ces mutations par petites étapes successives, c'est d'abord la scène cachée par une vitre au verre pas totalement translucide, qui fait travailler notre imaginaire, avant de nous dévoiler une part infime de celle-ci, une synecdoque au service d'un tout laissé à notre subjectivité, or j'ai déjà évoqué à propos des films d'horreur tout le bien que je pense de ces films qui jouent sur ce ressort plutôt que ceux qui veulent tout de suite tout montrer, quitte à faire dans une surenchère grossière et spectaculaire.


Le film aborde plusieurs sujets et thèmes de discussions, le vivre ensemble, l'altérité, l'accueil et le sort réservé à l'étrange et par corollaire une allégorie sur notre rapport en tant que société, en tant que nation envers celles et ceux issus d'autres cultures. Il questionne aussi notre rapport aux forces de l'ordre, la confiance qu'on leur adjoint pour répondre à nos attentes face à ce genre de phénomènes, leur capacité à établir la nuance entre le maintien de l'ordre public régit par des décisions politiques et la réalité humaine qui se cache derrière sur le terrain, il y a aussi une interrogation sur le passage de la puberté, le fils étant lui aussi en proie à ces mutations qui transforment son corps, sa façon de se mouvoir et la symbolique des poils étant en cela particulièrement à propos, tout comme son éveil à la sexualité et le bouillonnement hormonal qui en résulte.


Bien sûr le film n'est pas parfait, certaine scènes manquent de peaufinage et marquent les limites budgétaires du projet, parfois on regrettera quelques interactions avec des personnages secondaires qui n'apportent pas grand chose à l'ensemble, mais face aux nombreuses qualités du film cela m'apparait comme des peccadilles. Il y a des séquences d'une grâce absolue, je pense notamment à cette poursuite nocturne sur échasses qui est d'une rare poésie et d'une efficacité redoutable, le film alterne avec finesse les instants de frayeurs avec les moments de rire et s'offre même le luxe à deux ou trois reprises de jouer sur notre émotivité, sans jamais tomber dans le pathos, il y a en particulier une scène de nuit dans une voiture, avec la musique de Pierre Bachelet, qui m'a fait verser ma petite larme, tant je l'ai trouvée jolie et émouvante.


Paul KIRCHER m'apparait comme la révélation absolue du film, sa façon de se mouvoir, d'exprimer par son corps l'animalité qui grandit en lui, sa diction particulière m'ont ébloui. Et enfin quel plaisir de retrouver Romain DURIS comédien que j'aime énormément dans ce qu'il laisse transparaitre de lui à l'écran, comédien dont j'attendais depuis longtemps un sursaut qui tardait à venir, comédien qui vieillit avec moi, nous sommes de la même génération et je garde un souvenir intact et positif de son tout premier rôle dans Le Peril jeune (1994) et à divers endroits du film, j'ai retrouvé ce sourire à la fois espiègle et insolent, ravageur et beau qui éclaire son visage uniquement lorsqu'il est investi et passionné par son rôle.


Merci le cinéma français pour oser ce genre de films et s'il vous plait allez le voir, c'est brillant, c'est original, c'est du bel artisanat, c'est intelligent et ça vaut bien des films hollywoodiens !

Créée

le 9 oct. 2023

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