Indéniablement, Luca Guadagnino a de la suite dans les idées. Après avoir mis en scène la douceur dans Call Me By Your Name, puis l’horreur dans son remake de Suspiria, il nous revient cette fois-ci avec un étonnant mélange des deux. Bones & All, adaptation du roman éponyme de Camille DeAngelis, ambitionne en effet à nous faire hérisser les poils tout en flattant notre palpitant, en associant le gore au suave, les désirs cannibales aux passions romantiques dévorantes. Un parti pris audacieux, rappelant quelque peu le Grave (2016) de Julia Ducournau, qui pourrait s’avérer payant si le métrage ne manquait pas tant de chair ou de substance...


De Call Me By Your Name (2017) à la série* We Are Who We Are *(HBO, 2020), Luca Guadagnino s’est toujours employé à sonder les désirs émancipateurs d’une jeunesse qui cherche sa place dans le monde à travers des réflexions identitaires. Une démarche qu’il poursuit avec *Bones & All *mais par un abord bien plus sombre et mystérieux, en associant la figure de l’adolescent paumé avec celle du cannibale en manque de chair fraîche. Le récit démarre d’ailleurs avec une quête des origines et du soi assez classique, centrée autour du personnage de Maren, avant de dériver vers le gore au détour d’une séquence de grignotage de doigt...


Dès les premiers instants, on sent une volonté de brouiller les genres en associant la sensibilité propre aux romances adolescentes avec la violence graphique des films horrifiques : l’imagerie composée par le jeune chef-opérateur Arseni Khachaturan séduit le regard, les effets cauchemardesques et l’usage de la voix-off rappellent les grandes heures du giallo (l’allusion au *Suspiria *d’Argento sera d’ailleurs joliment formulée par la présence de Jessica Harper au casting). Le contraste entre le fond et la forme interpelle, sauve le film des poncifs du teen movie, et semble rejouer la métaphore proposée par Julia Ducournau dans Grave en évoquant, à travers le cannibalisme, la violence des bouleversements induits par le passage à l’âge adulte et la découverte de la sexualité. L'histoire contée sera avant tout “identitaire”, comme le confirmera ce récit qui cherchera moins à révulser qu’à retracer le parcours initiatique de jeunes adultes paumés, contraints d’évoluer à la marge de la société : Maren et son jeune compagnon Lee sont consumés par une envie de consommer autrui. Un appétit maladif qui évoque bien sûr celui de cette société consumériste, grande consommatrice d’individu (un sous-texte social qui est d’ailleurs renforcé par le contexte des années 80 et du capitalisme carnassier de l'Amérique reaganienne).


Des intentions louables, certes, mais qui peinent véritablement à prendre chair à l’écran. La faute notamment à des acteurs qui ne savent jamais vraiment sur quel pied danser, hésitant entre la subtilité dictée par les émotions et l’outrance propre au gore ou au giallo. Si Taylor Russell tire admirablement bien son épingle du jeu (véritable révélation du film), ce n’est certainement pas le cas de ses partenaires, comme Timothée Chalamet et Mark Rylance, qui se prennent bien souvent les pieds dans le tapis du cabotinage pénible. En outre, en privilégiant l’organique et les effets sanguinolents, Guadagnino prive son film d’une véritable profondeur. La mythologie propre aux “mangeurs” - que l’on découvre dans les premiers instants et qui semble être une attrayante variation du mythe du “vampire” - passe rapidement en arrière-plan d’un récit qui semble incapable d’exploiter les pistes qu’il a lui-même amorcées (les codes régissant la communauté, les facultés “extraordinaires” de ses membres...). Une défaillance scénaristique qui donne à cet univers cinématographique une dimension superficielle, peu intéressante, empêchant le spectateur à s’identifier aux personnages et à se passionner pour leur drame existentiel. Un désintérêt que la mise en images de Guadagnino ne vient nullement contrarier, avec ses personnages secondaires aussi insignifiants que faussement utiles (le redneck, la mère de Maren...), et un exercice d’hybridation bien mal digéré (le mélange des genres opéré ne peut éviter les clichés et le scénario convenu du road-movie d’émancipation, le catalogue gentiment allusif au cinéma d’horreur des années 80...).


Contrairement à un film comme Morse (2008), qui avait su renouveler intelligemment le mythe du vampire,* Bones & All* donne l’impression de ne pas savoir exploiter la figure du cannibale et les nombreux sens qui s’en dégage (le rapport au corps, à la sexualité, aux normes sociales...), comme l’atteste d’ailleurs la résolution simpliste du récit. Elle sert juste de prétexte à quelques poses esthétiques, laissant sur sa faim le spectateur avide de sensations franches et de consistance cinématographique.


(4.5/10)

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le 27 nov. 2022

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Procol Harum

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