Supper's Ready
8.7
Supper's Ready

Morceau de Genesis (2005)

Si tous les soupers pouvaient être aussi épiques

Quelle hérésie de ne voir aucune critique à propos de ce morceau sur ce site ! En même temps, il faut l’encaisser ce Supper’s Ready, moi-même, il m’a fallu pas mal d’écoutes avant de digérer le bordel musical qui s’en dégage. Un long morceau de vingt-trois minutes, sept parties très distinctes chacune nommée de manière très étrange (Ikhnaton and Itsacon and Their Band of Merry Men ou encore Apocalypse in 9/8 Co-Starring the Delicious Talents of Gabble Ratchet pour ne citer qu’eux), des solos de guitare, de clavier, de flûte, des ambiances diverses et variées. Bref, Supper’s Ready peut aisément se targuer d’être un des morceaux les plus complexes à appréhender lors de la première écoute tant tout sonne confus, délirant et surtout décousu.

Décousu, oui, c’est bien le mot approprié ici. Si en règle générale, les longs morceaux progressifs font preuve d’une profonde rigueur dans leur construction, évitant au mieux de paumer l’auditeur (Echoes de Pink Floyd, Starless de King Crimson), Genesis fait ici le choix d’être le plus imprévisible possible. Et pourtant, ces trois morceaux ont l’ingéniosité de finir de la même manière qu’ils commencent (à savoir qu’on débute par une ligne mélodique simple et reconnaissable qu’on abandonne une bonne dizaine de minutes avant de la faire revenir dans un final explosif qui pousse ce « leitmotiv » à son paroxysme). Mais dans Supper’s Ready, le voyage est tellement long et fou que lorsqu’on retrouve le « leitmotiv » initial, l’orgasme auditif atteint des sommets que je pensais jusque là inexplorés.

  • (PS : « leitmotiv » n’est pas forcément le terme adéquat pour décrire cette forme de ligne mélodique qui revient ça et là dans la chanson, d’où la présence des guillemets. Mais je pense que vous avez compris l’idée).

Néanmoins, n’ayant pas forcément l’envie de décortiquer ce morceau en décrivant ses sept parties une par une (ce qui n’aurait pas grand intérêt, il vaut mieux les découvrir par soi-même), je vais me permettre une forme de comparaison entre Supper’s Ready et ce que je considère comme étant le meilleur morceau « long » que j’ai entendu de ma vie Telegraph Road de Dire Straits.

Si à mon sens, Telegraph Road est un pur chef d’œuvre, c’est parce qu'en quatorze minutes, il explore toutes les possibilités qu’offre une mélodie certes, riche en accords et en arrangements, mais sans jamais perdre de vue son idée initiale. Du début à la fin, on sait exactement où on va en matière de construction, l’histoire qui nous est contée est claire et servie par un texte chanté/parlé millimétré à la perfection en matière de rythme. On a droit à des solos de guitare et de clavier mais on est toujours en terrain connu côté harmonies. Bref, c’est carré, rigoureux et le jeu bluesy très reconnaissable de Mark Knopfler à la guitare se métamorphose en symphonie épique sans jamais travestir son style.

C’est totalement l’inverse de Supper’s Ready, et même si on peut justifier ça par la volonté de découper le morceau en sept parties distinctes, on pourrait parfaitement targuer qu’ici, ça manque p’tet un peu de cohérence. Tout ce qu’on peut constater à la première écoute, c’est que Peter Gabriel est un des chanteurs les plus intenses du monde et que bordel, ça ne ressemble en RIEN à ce qui s’est fait avant en matière d’arrangements.

Parce que là, on va entrer dans des délires un peu plus techniques que moi-même, je ne suis pas forcément le plus à même de développer (en même temps, qu’attendiez-vous d’une critique trouvée au hasard sur SC ?). A mon sens, Genesis diffère des groupes progressifs plus classiques comme Pink Floyd ou King Crimson par leurs racines. Et pour ça, je vais m’appuyer sur la guitare puisque je connais cet instrument (j’adorerai parler de Tony Banks mais le piano est un instrument que je connais trop peu).

Donc ! Le guitariste de Genesis est un certain Steve Hackett, un type que beaucoup semblent oublier lorsqu’il s’agit de citer les meilleurs guitaristes de cette génération de rock 70’s. En tout cas, on l’oubliera aisément aux côtés de David Gilmour, Mark Knopfler et Jimmy Page. Le jeu de guitare de ces gars a grandement été influencé par le blues des 50’s et comme diraient certains philosophes, « le blues, c’est pô compliqué, tu t’fous dans un champ et tu hurles ». Et dans un certain sens, c’est vrai. Le blues, c’est franchement pas compliqué à jouer, suffit de maîtriser quelques gammes (la pentatonique) à la guitare et c’est plié. Tout est déjà là, tout est déjà écrit, c’en est même lassant à certains instants. La quasi-totalité des solos de Gilmour ou Knopfler sont basés sur la gamme pentatonique. Ça n’en fait pas des guitaristes fainéants (sinon ils ne seraient pas adorés comme ils le sont) mais une fois qu’on a compris comment c’est construit, c’est très difficile de se faire surprendre par des solos construits dans cette gamme (d'où souvent les railleries provenant du milieu jazz). Steve Hackett quant à lui a connu une éducation plus classique, son premier instrument était d’ailleurs un violon (c’est lui qui le dit https://www.youtube.com/watch?v=YwEIhObazQg). Je pense (mais là, je n’ai pas de preuve) que c’était aussi le cas de Tony Banks, ce qui ne serait pas très étonnant vu que les membres de Genesis sont issus de milieux plus aisés que ceux de Pink Floyd ou encore des Beatles.

Je pense qu’avec cette information cruciale, vous savez déjà où je veux en venir, c’est que contrairement à leurs contemporains, les membres de Genesis ont une approche plus…classique. Ce n’est pas pour rien que toute une partie de Supper’s Ready est construite sur une structure rythmique en 8/9 (là où 90% des musiques rock sont construites en simple 4/4). Ça prouve, en premier lieu, que les mecs sont inspirés et ont les couilles d’aller visiter d’autres formes de musique. Mais surtout, ça prouve l’incroyable virtuosité de chacun sur son instrument. Il suffit juste de voir les captations de concert pour s’en convaincre, ils sont monstrueux. Ce ne sont pas Ringo Starr ou Charlie Watts qui peuvent se vanter de jouer en 8/9, Phil Collins lui, le fait et bordel, qu’il le fait bien ! Pareil pour les gammes utilisées par Steve Hackett dans ses solos, où va-t-il chercher ces suites de notes qui, quand je les joue, sonnent tout simplement fausses ?! Pareil encore pour Tony Banks qui livre un solo de clavier sensationnel prouvant au monde qu’il est un des claviéristes les plus doués de sa génération.

Et c’est pour ça que Supper’s Ready est absolument génial. Parce que contrairement à leurs collègues, les membres de Genesis ne se sont jamais reposés sur des structures rodées et efficaces, ils ont préféré explorer des horizons musicaux incertains mais toujours inattendus. Alors oui, ça rend les chants de Peter Gabriel parfois étranges, les ponts musicaux difficiles à cerner, mais Supper’s Ready n’est pas un morceau qui s’écoute une seule fois. Contrairement à Telegraph Road qui m’est apparu comme un chef d’œuvre absolu du premier coup, Supper’s Ready a dû attendre que je le comprenne pour me délivrer toute sa puissance. Et à partir de là, j’étais fichu, il ne me restait plus qu’à relancer ce morceau encore et encore en boucle tellement chaque écoute me révélait un truc, une idée, un concept que je n’avais encore jamais entendu dans le rock british des 70’s. Et plus j’y pense, plus je me demande si je ne l’ai pas trouvé, le chainon manquant, le morceau absolu, la pièce maîtresse, bref, le chef d’œuvre ultime qui me ferait dire que finalement, Comfortably Numb, c’est sympa deux minutes, mais regardez ce qu’ont fait Steve Hackett, Peter Gabriel, Phil Collins, Mike Rutherford et Tony Banks à vingt-deux ans. Alors p’tet que depuis, on a fait mieux, p’tet que d’autres groupes ont su s’affranchir encore mieux des mouvances bluesy dominantes dans le rock anglais même chez les progressifs, auquel cas, je m’en excuse. Mais me concernant, le voilà, le chef d’œuvre suprême du rock progressif et qui sait même, du rock tout court.

James-Betaman

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