Taormine
5.8
Taormine

livre de Yves Ravey (2022)

boubou10588 10 septembre 2022

Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=vnt9OceqQUY


Taormine, c’est le genre de livre qui est un cauchemar pour moi à critiquer. Parce que formellement, j’ai pas grand-chose à lui reprocher. C’est assez curieux, le narrateur s’attache aux détails, aux moindres gestes, ce qui donne au début l’illusion d’une déposition ou de quelque chose de ressemblant. D’ailleurs, dans la manière dont il prend à partie sa femme, on sent que c’est pour donner plus de corps à ce qu’il raconte. Puis, cette intrusion des dialogues dans la narration, c’est assez original, même si je peine encore à en comprendre l’intérêt : ça permet en tout cas de me garder éveillée. Parce qu’autrement, je pique un peu du nez. Et je ne sais pas si c’est récurrent chez les Editions de Minuit de nos jours (je sais qu’à la base, c’est une maison d’édition d’innovation littéraire, avec le Nouveau Roman, avec Beckett), mais je remarque qu’il me fait le même effet que le Tanguy Viel de l’an dernier, quelques petits twists formels, mais une langue un peu ronronnante — sobre, on va dire pour fâcher personne. Y a aucune maladresse, c’est propre, on sent qu’il maîtrise la langue, j’aime bien comment il dévie le sens de certains mots — son pull qui frissonne si je me souviens bien, par exemple, très intéressant, parce qu’on aurait tendance à écrire elle frissonne, ou sa peau frissonne, là, le fait que ce soit son pull, que ce soit pas courant comme formule, j’imagine immédiatement le haut dans laquelle s’engouffre le vent, qui donne un mouvement aux manches, une jolie sensorialité à l’image.

Et d’un côté, quand je suis de marbre, c’est plus dur de critiquer, de chercher ce qui ne fonctionne pas — ce n’est pas la langue, ce n’est pas l’intrigue, ni la narration, mais alors c’est quoi, bon sang, c’est quoi… Pourquoi mon esprit vagabonde alors que d’autres auteurs me tiennent par le col ; il doit bien y avoir une raison objective. Donc j’ai réfléchi, j’ai réfléchi, et au bout d’un moment, j’ai compris — je pense encore une fois que c’est à cause de cette forme mi-figue mi-raisin, ces romans trop courts pour prendre le temps de dérouler une histoire et être véritablement des romans, et trop longs pour avoir la concision, l’esprit synthétique d’une nouvelle. Le seul qui m’avait vraiment enchanté dans ces dernières années, c’était le dimanche des mères de Graham Swift, qui était parvenu en décrivant une journée, une seule journée, à mettre en perspective toute la vie d’une femme. Ici, bien sûr qu’il y a un élément perturbateur marquant, bien sûr qu’on évite la psychologisation des personnages ou trop de retours en arrière, on sent qu’il sait ce qu’il fait, Ravey, mais on évite aussi de s’intéresser réellement à eux, de se sentir concerné par leur sort. En fait, cette forme bâtarde de roman, je pense qu’elle est encore plus dure à exploiter qu’une forme plus longue — parce que le lecteur attend forcément de la force, attend forcément une certaine efficacité — et vous savez que je déteste ce terme — même malgré lui. Il est comme sur la pointe des fesses, à ne pas vouloir s’affaler dans un canapé parce qu’il sait qu’il n’à que quelques minutes à attendre.

La tension fonctionne plutôt, avec un effet de loupe que ça peut faire dans ces moments, le fait se concentrer sur les mains des interlocuteurs, sur leurs petits gestes, on se sent comme à l’affût, en même temps que Melvil et Luisa. Le fait cependant qu’il y ait la mafia plus cette histoire d’accident, peut-être que le récit aurait gagné en force s’il s’était uniquement concentré sur le couple, sur leur réaction, faut-il faire comme si de rien n’était, faut-il se rendre, faut-il profiter des vacances,…Même si ça retourne la situation, que les coupables deviennent les victimes si je puis-dire, qu’en tant que touristes, ils sont à leur tour sous-évalués, rabaissés et anonymisés d’une certaine manière en tant qu’étrangers, et que c’est donc aussi intéressant de voir la prédation humaine, de voir le retournement de situation. Arès tout, on peut tous devenir le migrant à un moment donné. Y a même, je pense, un peu d’humour noir là-dedans.

Petite incohérence toutefois : le narrateur ne comprend pas l’italien, sa femme lui sert d’interprète, pourtant, il comprend les sous-entendus et certaines messes basses, ce qui me parait peu probable.

Je veux quand même préciser que ce roman est plus réussi que La petite menteuse par exemple, tout simplement parce qu’on peut dire des choses sur le texte, déjà, mais aussi hors du texte. En moins de pages, il parvient à faire une œuvre esthétique symbolique, et on va s’attarder maintenant sur ce symbolisme.

L’angle abimé de la voiture est assez intéressant de ce point de vue « Je sais, ça n’a aucune espèce d’importance, nous avons le temps, mais nous devrons examiner d’un peu plus près l’aile avant droite ». C’est pas anodin que ça coïncide pour le lecteur avec la découverte de leurs problèmes de couple — le chômage de Melvil, les tromperies de Luisa, dont l’une avec le meilleur ami de Melvil. C’est donc, d’une certaine manière, de l’angle mort des relations amoureuses qu’il s’agit, des non-dits, de cette grande bête tapie dans l’ombre que l’on appellera le drame, bête intéressante évidemment pour le romanesque.

D’autre part, le fait que l’enfant percuté soit un migrant, que le lieu où se tient le roman est une ville de Sicile près de la Méditerranée me laisse penser qu’il y a aussi là-dedans une peinture des réactions occidentales concernant la crise migratoire et ses drames. La découverte de l’enfant par exemple, « À côté la photo du corps de l’enfant, tourné sur le flanc, pami les herbes », fait écho à celle du petit Aylan, échoué il y a quelques années de cela. Et donc culpabilité et besoin de cacher ce qui est un accident et qui aurait peut-être pu être évité avec l’aide nécessaire, contraste entre la sérénité de la nature, entre l’effroi que ça produit, une telle image, un tel fait. Et finalement, le désir inavouable de poursuivre comme si on n’avait rien vu, de fermer les yeux sur ce qui s’est passé, qu’on retrouve chez Melvil, et culpabilisation et rumination qu’on retrouve chez Luisa, deux réactions possiblement vécues par de nombreuses personnes après avoir vu cette photo il y a 5 ans. Mais j’extrapole peut-être.

Et donc voilà, je trouvais que le côté fable de cette histoire, avec finalement peu de lumière sur l’enfant percuté, mais plutôt sur l’égoïsme, sur l’instinct de survie du couple était intéressant, (d’ailleurs cela peut expliquer l’incohérence de certaines de leurs réactions, ou du texte-même) mais ne m’a pas empêché d’avoir la sensation de survoler cette histoire.

YasminaBehagle
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le 10 sept. 2022

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