Bioshock, ou la critique de l'objectivisme par Ken Levine

Difficile d'en faire une critique sommaire, tant le sujet est dense. Pour entrevoir la richesse de Bioshock, il faut avoir conscience des deux niveaux de lecture :


1. Le jeu en lui-même

C'est peut-être la partie qui saute le plus aux yeux et qui a fait le succès critique et commercial du jeu. Je ne rentrerai pas ici dans tous les détails, mais les deux points forts de Bioshock sont son ambiance et son histoire.

L'ambiance : en vue à la première personne, vous êtes plongé par accident dans la ville sous-marine de Rapture, construite et dirigée par Andrew Rayan pour être une sorte d'utopie ultra-libérale, là où les scientifiques et les grands esprits pourraient se donner corps et âmes à leurs envies et leur génie sans être freinés par l'éthique ni devoir rendre des comptes à qui que ce soit. Mais forcément, l'utopie finit par basculer vers la dystopie ...
De fait, l'ambiance est oppressante pour deux raisons : vous êtes dans les profondeurs de l'Atlantique, et celui-ci sert de "prison naturelle". Vous pouvez régulièrement en admirer les beautés (flores, faunes omniprésentes et visible) mais plusieurs évènements vous rappellent qu'il sera compliqué de s'en échapper. C'est, de base, un environnement inhospitalier pour l'Homme. Puis il y a la ville en elle-même, loin d'être accueillante puisque ayant sombrée (au pied de la lettre) pour des raisons que je tairai ici. Cela fait clairement de Bioshock un jeu d'ambiance (mais pas d'horreur !). Et pour cette ville justement, comment ne pas saluer le travail des développeurs pour renforcer notre immersion dans cette cité des années 30 : l'art déco est omniprésent, les musiques entendues ça et là (Bei Mir Bist Du Shein, La Mer, Beyond the sea, If I Didn't Care, et j'en passe) lors de votre aventure créent un paradoxe pour nous, joueurs du 21ème siècle, qui sommes plongés (au sens littéral) dans un univers presque de SF, mais encré 100 ans en arrière !

L'histoire : il est, je pense, impossible qu'un joueur ait pu percevoir le twist présent vers le milieu du jeu avant qu'il n'arrive. Ou du moins, pas la manière dont il est mis en place. Grâce à cette excellente narration, le jeu permet de questionner la moralité du joueur et le libre arbitre, tout en proposant deux fins dépendant des choix du joueur lorsque celui-ci rencontre les fameuses "Petites-Soeurs" : les sauver (et récolter moins de bonus), ou les tuer (mais en récolter plus).
Enfin, votre histoire est centrale mais vous pouvez découvrir également l'histoire d'autres personnes ayant vécu à Rapture, directement liées à vous ou non, décédées ou rencontrées, par le biais de messages enregistrés dans des magnétophones, renforçant notre immersion au sein de la cité engloutie. La ville a vécu avant notre passage, continue de vivre et vivra peut-être encore ?

Petit point sur le gameplay, qui permet d'échanger entre un système de pouvoirs et des armes à feu, enrichissant le nombre de possibilités et permettant d'appréhender le jeu à votre manière.


2. La critique du positivisme et d'Ayn Rand

Enfin, et c'est peut-être l'aspect le plus puissant de Bioshock et pour autant le moins connu : la critique d'Ayn Rand par l'homme derrière le jeu, Ken Levine.

Alors en quelques mots, Ayn Rand pour ceux qui ne connaissent pas, qui c'est ? De son vrai nom Alissa Rozenbaum, c'est une philosophe et romancière américaine, née en Russie en 1905 et ayant fuit les soviétiques, dont elle garde une haine profonde toute sa vie (pour eux et pour le système qu'ils représentent, notamment le communisme). Sa philosophie, appelée "l'objectivisme", définit que l'altruisme est à combattre car il créé ce qu'il y a de pire en ce monde, les parasites, et prône l'ultra-libéralisme (je précise que c'est très très vulgarisé ici, pour plus d'infos, il y a des pages dédiées à cela). Parmi ses ouvrages, on en compte un qui est ici important, "Atlas Shrugged", traduit maladroitement en français par "La Grève".
Ceux qui ont fait le jeu auront déjà remarqué certaines similitudes avec Bioshock, comme le nom de Rozenbaum (personnage dans le jeu) ou d'Atlas. L'antagoniste principal du jeu, Andrew Rayan, est un anagramme d'Ayn Rand, il est lui aussi né en Russie, l'a fuit pour les mêmes raisons et utilise plusieurs fois le terme "parasites". Tout ça, c'est bien beau, mais quel est l'objectif et l'intérêt ?
Pour vous faire une idée, dans un classement effectué par la Bibliothèque nationale américaine, "La Grève" est le deuxième ouvrage le plus lu aux Etats-Unis après la Bible ! Rien que ça ! La plupart du monde politique américain en est marqué (Ayn Rand n'a été traduite que très tardivement en Europe), et ses idées continuent d'exister en son sein. C'est donc un ouvrage et une personnalité influente de la fin du 20ème siècle aux États-Unis. Et dans Bioshock, Ken Levine a décidé de mettre en pratique une utopie qui serait calquée sur les préceptes d'Ayn Rand, tout en montrant comment, en plus d'échouer, celle-ci en vient à se contredire. Mieux, grâce à l'une des fins du jeu, il montre qu'il est trop manichéen de considérer l'altruisme comme l'un des pire fléaux, que j'explique brièvement en spoiler.

En effet, si vous choisissez de sauver les Petites-Soeurs et donc d'avoir moins de bonus sur le moment (par preuve l'altruisme et d'humanité), celles-ci vous récompenseront assez rapidement et vous feront avoir bien plus que quelqu'un qui aurait décidé de les tuer pour un bonus plus important sur le moment. Ici, l'altruisme est vu comme une réponse adéquate, voire même plus adaptée aux problèmes que rencontre la ville idéale selon Ayn Rand.

Ainsi, si on vous demande un jour comment un jeu vidéo peut dépasser son simple statut de divertissement et tendre vers une œuvre à part entière, répondez Bioshock. Il m'a servi mainte fois d'arguments en béton pour détruire certaines idées préconçues qu'ont la plupart des gens sur l'industrie vidéoludique. Bioshock est un jeu original, inspiré, brillant, travaillé, mais il a le luxe d'être une proposition de réponse à l'une des philosophes américaine les plus influentes de la deuxième moitié du 20ème siècle. Attention toutefois, le jeu n'est évidemment pas parfait. Enfin et SURTOUT, faites ça pour vous, car ça en vaut vraiment le détour.

Yakaledire
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le 5 août 2022

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Yakaledire

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