Yurt
6.7
Yurt

Film de Nehir Tuna (2023)

L’adolescence est une période de changement au cours de laquelle beaucoup d’entre nous commencent à définir leur identité au-delà des cercles familiaux et amicaux. Il n’est pas surprenant que cette étape de transition ait été au centre de nombreux grands films, car elle se prête naturellement à une belle évolution des personnages. Cependant, que se passe-t-il si vous ajoutez à cette complexité inhérente un contexte social dans lequel le fait d’être soi-même peut entraîner la répression et le rejet ? C'est le point de départ pris par le réalisateur Nehir Tuna avec Yurt, son premier long-métrage, dans lequel nous suivons la vie d’un jeune adolescent musulman en pleine lutte culturelle.

Il réalise plus particulièrement le portrait d’Ahmet, quatorze ans, enfermé entre les murs d’un dortoir religieux, où il a été envoyé par une famille craignant Dieu, et dont la pratique dogmatique de l’islam est peu propice à l’épanouissement personnel. Et même s’il ne se montre pas original sur la thématique du passage à l’âge adulte, il raconte néanmoins l’histoire avec suffisamment de courage et d’authenticité pour susciter notre intérêt.

Nous parcourons ainsi les moments importants de la vie d’Ahmet à travers le prisme de l’adolescence : les premiers émois, les premières tentatives de séduction, la première rébellion contre les parents ou le besoin de se retrouver dans un groupe. Il découvre son être, ses préférences, son origine sociale et son orientation sexuelle dans des conditions extrêmement hostiles. Imprégnés des mots du Coran et des phéromones masculines, les fameux dortoirs s’apparentent à une sorte de mixte entre un centre de détention pour mineurs et un autre d’endoctrinement religieux, avec cette jeunesse en colère qui se frotte à des éducateurs autoritaires.

Un espace, pourtant, qu’Ahmet parvient à se réapproprier à sa manière. D’abord, dans ses rêves, lorsqu’il s’endort sur les toilettes, en s’évadant au son des Quatre Saisons de Vivaldi. Et ensuite, face à la menace du monde extérieur, il transforme le monde du dortoir en grand terrain de jeu, exploitant ses trésors cachés, ses nombreux abris et espaces propices à la liberté clandestine, à une forme de vitalité bouillonnante niée pourtant par le séminaire. Hakan, qui a appris à survivre à l’intransigeance de l’islam, sert de médiateur pour enseigner à son camarade comment tirer profit de l’espace représenté par cette microsociété : si révolte il y a, elle s’apparente à une recherche de son propre espace affectif.

Presque sans quitter le personnage principal, la caméra entre les mains du directeur de la photographie Florent Herra place le jeune homme dans des images qui semblent sorties d’autres films évoquant le périple initiatique de l’adolescence : on le découvre courant sur le trottoir ou allongé sur le dos avec une expression semblable à celle d'Antoine Doinel des Quatre Cents Coups de Truffaut. De même, les gestes et les regards échangés avec Hakan rappellent ceux du Chant d’amour de Jean Genet ; ou encore, ces séquences en couleur qui prolongent les rayons de Call Me by Your Name de Luca Guadagnino.

Cependant, loin de se limiter à une sorte d’imitation des aînés, Yurt, au contraire, cherche à approfondir son propos en dévoilant la déchirure qui est celle d’un pays en constante évolution. De toute évidence, Nehir Tuna s’adresse ainsi à la Turquie contemporaine, suspendue entre une réinterprétation du modèle occidental de l’État de droit, et un radicalisme islamique sous-jacent.

Film solide, bien écrit et capable d’élaborer un lyrisme intense à partir de l’observation quotidienne, Yurt pénètre dans les interstices de l’Histoire, à travers le récit intime et personnel du passage à l’âge adulte.

Procol-Harum
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le 6 avr. 2024

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Procol Harum

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