Le cinéma de Dupieux, fondé sur la surprise et l’inattendu, est en passe de devenir malgré lui un conventionnel rendez-vous annuel, tant le réalisateur enchaîne les tournages, dans une boulimie d’intrigues perchées et de castings cinq étoiles. Yannick est donc la réponse à cette régularité métronomique, petite parenthèse secrète tournée en 6 jours, et qui prend le parti de s’écarter de l’absurde devenu l’inimitable signature du cinéaste. Une mise en danger, en somme, dans laquelle il va pouvoir sonder quelques-unes de ses probables angoisses, dont une cruciale, à savoir sa dépendance à la réaction du public.

Yannick est de ce point de vue un film dans lequel il se confronte à un cauchemar, à savoir la contestation du destinataire de l’œuvre, qui interrompt l’œuvre en cours pour revendiquer un droit au divertissement. Fidèle à lui-même, Dupieux brise d’emblée les potentielles dissertations sur la mise en abyme et, surtout, un discours cérébral sur son œuvre. Yannick veut se divertir, et cherche, en contrepoint d’une vie pénible dont il parlera beaucoup, du « baume au cœur », quand la piètre performance scénique face à lui le fait se sentir moins bien qu’il ne l’était avant d’entrer.

L’incongruité s’arrêtera là, le reste du film déroulant de la façon la plus littérale possible cette prise de pouvoir et d’otage, et l’émancipation d’un électron libre à qui on a beau répéter que « ça ne se fait pas », « on ne fait pas les choses comme ça », « ça ne se passe pas comme ça ». L’équilibre des forces est inversé, et l’arme à la main, un nouveau spectacle se crée : sur scène, dans l’écriture d’un nouveau texte, mais aussi et surtout face au public, dans un numéro qui vire au stand-up et révèle clairement l’un des objectifs de Dupieux, à savoir écrire un rôle à la mesure du panache de Raphaël Quenard. L’ambivalence du dispositif accroît le malaise, durant les échanges avec le public qui, sous la menace d’une arme, à son tour, joue le jeu d’une séduction dont on ne sait jamais à quel point elle pourrait se teinter d’une réelle empathie.

Car la véritable question reste celle du pouvoir : armé, Yannick peut vanner le spectateur pervers et son ordinateur, un comédien à l’haleine fétide ou le riche parisien qui consentirait à lui filer une chambre de bonne. Un pouvoir contesté par le comédien principal, qui ne supporte pas de voir son numéro prendre une ampleur que n’avait pas la pièce initiale, et qui va permettre à Pio Marmai un jeu tout en contrastes, de la lourdeur du vaudeville à la catharsis violente, dans un retournement un peu trop facile, mais heureusement temporaire. La manière dont les comédiens singent Yannick lorsqu’il quitte la salle explique ce désir féroce d’accaparer les rires du public, même s’ils sont faux, et même, surtout, s’ils peuvent paraître illégitimes aux spectateurs du film. Le rôle discret mais tenace de Blanche Gardin est en cela assez savoureux, d’une constance dans la médiocrité et cette tentative vaine de garder le contrôle d’événements dont elle ne sera que la spectatrice. Ce pouvoir, c’est enfin celui du temps : Yannick le prend, et avec lui, Dupieux joue gros, travaillant le temps réel, l’attente face l’écriture, et la prise de risque d’imposer ce temps mort de la création face à un public contraint d’attendre.

(spoils à prévoir)

Mais Yannick est moins intéressé par ce pouvoir que par le contact : dormir chez l’une, manger avec l’autre, et, surtout obtenir les émotions qu’il était venu chercher, quitte à les créer lui-même. C’est en cela que le dernier acte permet une véritable montée en puissance : par cette persistance de la foi en sa quête dans la façon dont il tient tête à celui qui le braque, et la création sur scène de son projet. À la médiocrité du théâtre de boulevard répond la gaucherie de l’écriture de l’apprenti dramaturge, et l’émergence d’un texte qui retravaille et déconstruit le tempo comique jusqu’alors parfaitement maîtrisé : « les fautes, on les garde ? », lui demandent les comédiens. « C’est écrit comme ça, tu dis comme ça », répond Yannick, porte-parole d’un art immédiat, spontanée et foutraque qui correspond bien à la poétique de Dupieux et impose un nouveau rythme, un autre regard qui soulève l’enthousiasme du public.

Alors seulement, Dupieux baisse les armes et rejoint les coulisses pour l’un de ses plus beaux plans, en acceptant de laisser surgir l’émotion du créateur face à son public, débarrassé de toute question sur les mobiles de son rire. À l’extérieur, le réel rode et la fin de la récréation va brutalement sonner. En attendant, les larmes aux yeux, Yannick Dupieux a réussi à faire de son baume au cœur une émotion collective.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 3 août 2023

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Sergent_Pepper

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