Un long voyage immobile, de Tchékhov à l'Anatolie, de Ceylan à chez vous

Il y a trois raisons fortes pour apprécier (ce qui ne veut pas forcément dire « aimer ») Winter Sleep :

- Un amour totalement maîtrisé du cinéma (d’autant plus paradoxal qu’il est difficile de faire film plus théâtral), avec des extérieurs anatoliens magnifiques (mais très rares et très ponctuels), avec des intérieurs magnifiques, à base de clairs-obscurs très picturaux, souvent avec sources lumineuses apparentes, de gros plans décryptant les visages (et souvent aussi parlants que les dialogues), ou encore de jeu sur les mises au point, de contre-jours … des plans inoubliables (ainsi celui de l’immense arbre dépouillé, couvert de corbeaux, sur fond de paysage absolument désert …
- Une interprétation magistrale (ce qui ne veut pas forcément dire que l’empathie soit possible), des deux principaux personnages, l’homme et la femme et leur couple dérivant, lui particulièrement impressionnant entre tristesse définitive (mais pas désespoir) et sourire souvent très inquiétant, elle, très belle au bout de sa lassitude désespérée, mais aussi tous les seconds rôles gravitant autour d’eux (la sœur, le factotum, les voisins / locataires / débiteurs, l’instituteur, le vieil ami, jusque aux derniers touristes de l’hôtel),
- Et surtout, un art consommé d’impliquer, d’insérer le spectateur dans les dialogues qui constituent l’essentiel du film ; à de multiples moments, le sentiment d’entendre un discours que j’avais moi-même entendu ou prononcé (dans des conditions pas forcément agréables), en particulier ces relances interminables, quand tous ont le sentiment que tout se délite et qu’il faudrait désormais se taire (ainsi de la longue conversation nocturne entre lui et elle, qu’il relance sans arrêt, et pour rien …), quand on s'enferre et qu'on s'enterre, toutes ces prolongations, qui voudraient être explications, justifications, réconciliations même pour recoller les morceaux – et qui ne font qu’ajouter à la tension et au rejet. Et l’on se retrouve aussi dans cette incompréhension de l’autre, quand on prend la lettre à la lettre et qu’on s’acharne en vain et très longuement à dire qu’on n’a pas dit ce que l’on voulait dire, et à le dire longtemps. Le spectateur se trouve d’ailleurs lui-même plongé, délibérément évidemment, dans cette situation, avec le souhait que cette conversation, en boucle et en contre-boucle réussisse enfin à s’arrêter …

Mais on peut aussi trouver qu’il y a beaucoup de dialogues, trop de dialogues. Trop de mots – et que le film, dans sa seconde partie surtout (les controverses, un peu haineuses, avec la sœur), devient effectivement très long. Les relances existent certes, la poursuite d’un cheval sauvage, parfois très violentes mais très éphémères, un caillou explosant sur une vitre, un poing qui cogne sur une table, des billets qui partent en fumée ; les références symboliques aussi, parfois trop appuyées, l’enfant sauvage et le cheval sauvage, le cheval sauvage et la moto sauvage … Mais les dialogues finissent par tout couvrir.

Ceylan, c’est lent.

Trop de mots. Et trop de pathos. Et là, c’est peut-être aussi l’impact Tchékhov. Ils disent tout (même si parfois ils mentent, se mentent aussi), entre l'orgueil, la pusillanimité, la fausse bienveillance, les faux prétextes, les essais de justification, de réconciliation, le rejet, l'exigence de liberté ou au contraire, l'enfermement contraint, ou accepté, ou conditionné, comme une capitulation lente, la peur, la mauvaise foi (énorme), l'amour, la jalousie aussi (mal masquée), la haine presque ... Cette incommunicabilité, constamment jouée et rejouée, parfois avec complaisance, pourrait sans doute être réglée en quelques mots – il commence à être vieux, elle est très jeune, et cela ne peut plus continuer comme cela.

On peut donc comprendre aussi que certains aient vu un film long, trop dense, confus, trop dans la mouvance de Bergman ou d’Antonioni, assez académique en réalité, brillant mais ennuyeux.

En réalité Ceylan, me semble-t-il, ne concède rien. Son discours est à la fois et très paradoxalement totalement personnel et universel. Et plus qu'exigeant.

Sa réception dépend exclusivement du spectateur – de sa disponibilité, de ses a priori, de ses qualités d’écoute, de sa faculté à se laisser porter, de sa patience, voire de sa fatigue. Le spectateur, et là encore c’est évidemment délibéré, se trouve ainsi placé dans la même situation que les personnages de Ceylan, confrontés aux contraintes, aux exigences et au « supplice » des dialogues – que certains, à maintes reprises, ne demanderaient qu’à fuir …

Les deux critiques suivantes, toutes deux très intéressantes, penchent ainsi, de façons pas forcément si opposées malgré les notes, vers ces deux pôles contradictoires :

http://www.senscritique.com/film/Winter_Sleep/critique/37075077
http://www.senscritique.com/film/Winter_Sleep/critique/32890339

Je suis resté dans un entre-deux (variable selon l’humeur du moment, même après la fin du film) un peu lâche, un peu comme Aydin à l'extrême fin du film, avant le grand sommeil de l'hiver...
pphf

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