Au début, on ne sait pas grand chose. Il y a cet homme, qui demande à ce qu'on lui capture un cheval. Puis ces deux hommes, roulant dans cet improbable paysage de planète inconnue, entre plaines lunaires et villages troglodytes. La vitre passager du véhicule explose subitement. Un enfant s'enfuit en courant. Peu à peu, on commence à rencontrer des êtres humains. Sans indications, et au goutte à goutte. Un cinéaste malin se refuse à faire les présentations. Même ce que l'on pourrait qualifier de "situation initiale" ne se dessinera que plus tard.

Ce qui frappe donc d'abord, c'est que pour tuer dans l'oeuf toute prise de position, pour ne guider aucun regard, même parmi les plus désireux d'être guidés, Ceylan joue la carte de l'immersion totale. On découvre ses personnages au fur et à mesure, à travers les mots qui sortent de leur bouche, sans être guidé par aucune affirmation préalable de la part de l'auteur. On ne découvre pas les personnages de Winter Sleep comme des personnages de cinéma. Aucun jeu de clé n'est fourni pour nous aider à les comprendre. On les rencontre comme des inconnus au café, dans la rue, n'importe ou, avec qui on se lierait peu à peu d'amitié et dont on découvrirait la personnalité progressivement. De tout les procédés quasiment horlogers que le réalisateur mets en place; voilà certainement le plus bluffant dans la manière dont il est agencé, car c'est de cette originalité du regard initial que naît l'incroyable capacité du film à rendre le spectateur intimement concerné par les faits qu'il relate.

Durant la première heure de Winter Sleep, un doute volontaire plane sur l'identité des personnages féminins. Qui est la femme d'Aydin, qui est sa soeur ? L'absence de comportements ouvertement démonstratifs fait qu'on ne sait pas trop. Tout le monde baigne dans cette étrange torpeur unifiée, d'abord dénuée de toute manifestation affective. Ensemble, cet homme et ces deux femmes occupent l'espace de l'Hotel Othello. Chacun de leur côté, chacun à leur manière. Le frère et la soeur se croisent le soir. Il écrit à son bureau. Elle se tient derrière lui, l'interpellant par moments. Mais Aydin semble ne jamais croiser sa femme.
Plus tard, lorsqu'il rencontrera Nihal, "convoquée" par son mari comme un roi appellerait à lui son conseiller, le spectateur comprendra que ce couple a presque cessé d'en être un. Que la chaleur, entre ces êtres, appartient au passé et ne le concerne plus... pour l'instant.

Construit sur une alternance entre longues scènes dialoguées et séquences plus contemplatives (passées aux côtés d'Aydin au milieu de paysages époustouflants), Winter Sleep réussit le prodige d'aborder une multitude de thématiques complexes non seulement sans jamais en survoler aucune mais également sans jamais tomber dans le piège du film verbeux que l'éructation culturelle permanente rends rapidement ignoble. Jamais, une seule seconde, Ceylan ne prends le parti de l'intellect pour l'intellect. Si, proche du dénouement, il s'autorise une unique fois à mettre du Shakespeare dans la bouche de ses personnages, c'est pour mieux saper l'idée que l'on trouverait dans la citation réponse à tout ou presque.
Ce n'est qu'une fois dos au mur, retranchés en eux même, blessé dans leur égo, arrivés au terme de leur débat, que les personnages s'autorisent à citer. Comme en guise d'épitaphe. Comme pour marquer leur échec avant de vomir.

Ici, la vérité nait du débat, du conflit. Au fil des conversations, on se surprendra à changer sans cesse d'avis sur tel ou tel protagoniste. Untel nous semble ici injustement agressé, humilié ? Dans dix minutes, il nous semblera injustement agresseur, humiliant. Nous sommes d'accord avec tel concept développé par Aydin ? Une phrase qu'il prononcera dans deux minutes nous fera change d'avis. Sa femme semble hautaine, ingrate, pédante ? Elle fonds en larme et on lui donne raison. Quel salaud, ce Aydin ! Etc, etc, etc. Rarement l'absence de manichéisme ne m'a parue si totale, si profondément recherchée. Personne n'a jamais raison ou tort dans Winter Sleep. Chacun n'a que ses arguments, ses blessures propres, et compose avec. "Comme dans la vie", dirions nous. Mais non, pas vraiment. Mieux que dans la vie. Comme dans une vie sublimée, peut être. Parce que là ou, dans notre réalité quotidienne, nous parlons entre nous sans jamais vraiment nous comprendre, les personnages de Winter Sleep communiquent. Pour de vrai.
C'est ce qui rends le cinéma de Ceylan étranger à tout reproche d'hyperréalisme : cette communication profonde, perpétuelle, sensée entre les êtres, surhumaine au sens strict du terme, qui même si elle n'existe pas dans la vie réelle, semble pourtant être le prisme le plus parfait pour la décrire fidèlement.

Cette profusion de thèmes est en partie légitimée par l'occupation principale d'Aydin, chargé de rédiger l'éditorial hebdomadaire d'un journal local. Occuper à disserter sur la spiritualité, le monde moderne et la responsabilité hygiénique des représentants religieux, l'homme oublie un peu sa solitude, la décrépitude progressive de son couple et l'isolement de sa femme, princesse prisonnière d'elle même, vaquant à ses occupations de son côté du château. Toute son existence semble tourner autour d'un principe développé à plusieurs reprises par Necla, sa soeur, principe qu'il réfute pourtant vivement : l'absence totale de résistance au mal comme moyen de le combattre. Cette idée qui veut qu'en n'agissant pas contre ce qui nous accable cet accablement finisse par passer de lui même, si Aydin la déteste et la qualifie d'absurde, c'est parce qu'elle le touche de trop près. Absence d'efforts pour sauver son couple, pour maintenir une relation respectueuse avec les locataires de ses diverses propriétés, en somme, pour maintenir en place son honneur d'homme vieillissant qui vacille de vieillir trop vite et trop seul. Lorsqu'il prends conscience de cette contradiction, Aydin s'éveille, et le film bascule, se révèle, et en quelque sorte, s'explique.

Winter Sleep est l'histoire d'un homme qui, à force de certitudes, de masque cynique et de volonté de hauteur, a observé sans trop y prêter gare l'atrophie progressive de sa passion. Propriétaire d'hôtel las de n'être jamais qu'un visage de passage, il recherche sans cesse, comme un enfant perdu, le contact humain auprès de ses clients hivernaux. Vous partez déjà? Vous êtes sur ? Vous ne voulez pas un café ? Vraiment, vous partez déja? La voiture du client s'éloigne... et alors qu'il n'y a plus personne pour entendre, Aydin murmure, "Ne nous oubliez pas". Ou est donc passé ton cynisme, ton rire grave plein de hauteur, mon brave Aydin ?

Winter Sleep est l'histoire d'un homme qui a oublié, un peu par fatigue, un peu par habitude, qu'il était amoureux. Alors, même si c'est un peu tard maintenant, il range son masque, envoie ses certitudes au feu, descends de sa tour d'ivoire, et reviens sur ses pas au lieu de fuir. Il reviens, comme un enfant honteux d'une bêtise qu'on ne lui reproche même plus. Et même si le discours sur l'amour et les relations humaines qui transparaît n'est pas des plus optimistes (la victime d'hier fera souffrir demain), rien n'est irrévocable, rien n'est réellement tragique, puisque rien n'est jamais figé dans le marbre. Il n'y a là que des hommes et des femmes changeants, tantôt cruels tantôt enfantins, mais toujours en mouvement, et rendus magnifique par l'incertitude perpétuelle qui les anime. Chaque personnage, féminin ou masculin, principal ou secondaire, possède son petit théâtre tragique, son passé propre, sa vision du futur, mais surtout, sa vision de l'honneur. A l'arrivée, il n'y a aucun gagnant. Seulement des gens qui ont appris quelque chose qu'ils oublieront peut être demain.

Moins formaliste et esthétisant que pour Il était une fois en Anatolie, la mise en scène du Ceylan version 2014 gagne en précision et en virtuosité d'ensemble ce qu'elle perds en puissance purement visuelle. Pour filmer nos dialogues, on oublie les plans séquences au profit de champs/contrechamps savamment rythmés qui empêchent le film de tomber dans le piège principal qui le guettait : celui de lorgner du côté du théâtre filmé. Certains procédés particulièrement bien vus viennent également, ça et là, faciliter un peu plus l'immersion : notons notamment, à l'issue de la première visite chez les locataires, la spécificité du dialogue entre Hidayet et Hamdi Hadja : Hidayet parle depuis l'intérieur de la voiture tandis que l'on suit les réponses de l'imam par le reflet de son visage dans le rétroviseur, disposant ainsi dans le même plan du champ et du contre-champ. Comme faisant l'objet d'un procédé tout aussi ludique et bien trouvé, on pourrait également citer la fameuse conversation sur "la non opposition au mal" qui commence à deux dans le bureau d'Aydin et se termine à quatre dans la cuisine grâce à une jolie pirouette : Necla commence sa phrase dans le bureau et la termine dans la cuisine, sans qu'il n'y ait aucune rupture de temporalité. L'impression de vivacité dans le dialogue s'en trouve particulièrement renforcée.
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Même s'il n'est pas le plus flamboyant visuellement, même si l'on peut regretter l'absence de quelques respirations supplémentaires dans ce théâtre d'ombres, Winter Sleep s'impose comme le meilleur film de son réalisateur à ce jour. Le meilleur, parce que le plus complet, le plus profond, le plus équilibré entre la forme et le fond. Le meilleur, parce que rien d'autre ne ressemble à ça. La méthode de Ceylan pour parler des êtres humains fait qu'il boxe seul dans sa catégorie, qu'il n'est l'égal de personne, et ne saurait être affilié à quiconque d'autre que lui même.

Lorsque je lis notre bonne presse spécialisée, et qu'on me dit que le cinéma de Ceylan est "Antoniono-Bergmanien", je rigole un peu jaune. Bon sang. Nuri Bilge Ceylan est un des seuls réalisateurs dont nous disposions actuellement qui soit purement lui même, un des seuls à s'être échiné pour construire un univers qui n'appartienne qu'à lui, avec un sens de la construction dramatique inoui.
Somme nous devenus si tristement pisse-froid qu'on refuserait de rendre à César ce qui est à César ? Qu'on tournerait le dos quand un auteur de cette trempe apparaît ? Cessez de ressasser vos références, et réjouissez vous : le 21ème siècle aura peut être quelques cinéastes d'envergure.

Quant aux hommes tristes entre deux âges qui se demandent ou est passé la passion qui les animait, eux auront eu droit à leur manifeste. Peut être garderont-t-ils le sourire quelque jours. Peut être trouveront t'ils, eux aussi, le moyen de briser leur sommeil d'hiver, et d'embrasser avec surprise quelque chose qu'ils pensaient disparu.
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le 12 août 2014

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