C'est bien parce que les clichés ont la vie dure, au cinéma peut être plus qu'ailleurs, que les films de Nuri Bilge Ceylan s'avèrent aussi précieux. Notre homme, en effet, formé il est vrai à l'art photographique, s'applique à révéler la nuance, l'équivoque, la complexité là où notre œil fatigué a trop vite fait de ne voir que de l'évidence, de l'univoque ou de la simplicité. Tout sera affaire de révélation dans Winter Sleep, au sens premier du terme, le cinéaste usant et abusant des moyens offerts par le cinéma (effets de mise en scène, dialogues, direction d'acteurs, etc.) afin de nous faire entrapercevoir la vérité sur l'âme humaine, nue, crue et cruelle, décapée de tout vernis ostentatoire.


Qui est Aydin, le personnage central ? Pour répondre à cette question, à laquelle Winter Sleep consacrera l'essentiel de son intrigue, soit tout de même 196 minutes, on serait tenté de recourir à des clichés et de le réduire à de grossiers traits de caractère... Seulement, au fur et à mesure que l'histoire progresse, les indices contradictoires s'amoncellent... En effet, on le découvre, tour à tour, éditorialiste, intellectuel, tenancier d'hôtel, acteur, ou encore cueilleur de champignon ! On le croit hautain, grand seigneur enfermé dans sa tour d'ivoire et on le découvre humaniste, compatissant pour autrui... L'homme est complexe, pluriel, masquant ses failles et son intime par un exercice de pose auquel il est parfaitement rodé : l'intellectuel aux grandes idées, le riche propriétaire distant et condescendant, etc. Tout l'intérêt de Winter Sleep sera de faire vaciller ces postures afin de mettre à jour la vérité humaine. Des intentions qui vont être explicitées, comme dans son film précédent, à travers une séquence inaugurale de grande tenue : un lent travelling nous rapproche de la tête d'Aydin, avant que le zoom n'achève le mouvement dans l'ombre de son crâne au son mélancolique de Schubert. C'est aussi magnifique qu'élégant, on ne peut qu'applaudir ! La lente introspection de l'âme humaine peut dès lors commencer.


Seulement de telles séquences vont être rares, Ceylan privilégiant avant tout la force de l'écriture, du mot et du verbe, échafaudant ainsi un théâtre de la cruauté ou de la désillusion humaine en citant Tchekhov (le scénario s'inspire directement de ses nouvelles), Shakespeare (le nom de l'hôtel, Othello, en est une référence pour le moins limpide), ou encore Dostoïevski. Alors, bien sûr, on pourra toujours reprocher au film d'être plus « littéraire » que « cinématographique », mais il ne faut pas pour autant minimiser le travail de Ceylan qui évite le piège du théâtre filmé en investissant joliment les terres du conte oriental. À l'instar de Il était une fois en Anatolie, sans toutefois parvenir à en égaler la virtuosité, Winter Sleep se fait conte en contant l'Homme au gré de ses rencontres (des archétypes souvent, comme l'épouse, le religieux ou l'enfant), et en érodant nos a priori par des fulgurances inattendues (burlesque, violence, etc.). Une méthode résumée, d'une certaine manière, par la séquence de l'incident, celle qui fait basculer le récit : une pierre est lancée, la vitre d'Aydin se brise tout comme son image de sérénité. Si la violence surprend, elle permet également de laisser transparaître sa réaction humaine, son authenticité.


Le grand talent de Ceylan réside ainsi dans sa capacité à faire saillir la vérité, à mettre en relief la profonde humanité, en faisant perdre à une séquence son caractère raisonnable ou en prolongeant une discussion au-delà des limites attendues. L'inattendue alors, inévitablement, s'installe et nous bouleverse par sa violence graphique, comme avec cette impressionnante capture de cheval, comme avec ces animaux morts ou agonisants qui se succèdent (lapin, chien), même si plus généralement elle nous cueille à froid au détour d'un verbe qui cingle, d'un sous-entendu qui offense, ou d'une parole qui humilie.


Loin d'être vaines, les joutes oratoires nous révèlent les êtres tels qu'ils sont en mettant notamment à nu leur moralité, leur rapport au pardon, au mensonge ou à la vérité. Dans ce film, jugé trop littéraire par certains, la parole fait tout et notamment l'Homme, celui qui parle comme celui qui écoute. Ainsi, les postures affichées par Aydin (l'intellectuel, le riche propriétaire...) vont progressivement s'éroder, tout comme les archétypes qui peuplaient son petit monde (l'épouse, la sœur...), pour laisser transparaître une vérité humaine infiniment plus complexe : par la parole, les personnages tombent, souffrent, meurent presque ; par la parole encore, ils se relèvent, combattent et se révèlent : l'amertume et le vide existentiel de la sœur apparaissent ainsi au grand jour au détour d'un échange fardé de violence ; tandis que l'épouse, de son côté, laisse percevoir la lassitude qui est la sienne d'avoir un mari constamment en représentation, poseur, acteur, et finalement jamais lui-même. La sève de ce film, ce sont bien ces dialogues aussi intenses qu'ambigus qui permettent aux personnages de briller de multiples nuances, s'élevant ainsi bien loin des clichés.


Mais ces nuances, on les perçoit également par l'esthétique employée : au fur et à mesure que l'hiver s'annonce, les variations sur les luminosités automnales et hivernales se font de plus en plus prégnantes (contrastes entre les teintes ocre et blanches, entre les intérieurs et les extérieurs), suggérant ainsi avec finesse la fin de vie automnale des personnages. Ceylan s'entête à privilégier l'évocation subtile, et c'est tout à son honneur, en étant particulièrement attentif à la composition de ses cadres : les masques, que l'on aperçoit çà et là, sont autant d'indices nous renvoyant à la thématique du faux-semblant ; le jeu sur la profondeur de champ, dans les intérieurs, suggère à merveille le basculement du rapport de forces entre les personnages ; quant aux éléments naturels, leur utilisation est toujours porteuse de sens : la neige ne cache pas le paysage de Cappadoce, elle nous révèle son authenticité (formes géologiques singulières, etc.).


Avec Winter Sleep, Ceylan marche sur les traces de Bergman et se fait peintre de l'âme humaine – appelons cela ainsi – en décrivant avec nuances les turpitudes, les failles et les névroses de l'individu. C'est beau, remarquable à bien des égards, mais sans échapper pour autant à un certain académisme. Il lui manque sans doute, pour emporter pleinement notre adhésion, un peu d'audace, de virtuosité, d'imprévue ou de poésie, il lui manque sans doute, pour être vraiment grand à nos yeux, un peu de Il était une fois en Anatolie.

Procol-Harum
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le 15 mars 2022

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