Incontestablement, dans la conscience populaire, l'imagerie liée à l'hôpital psychiatrique est dotée d'une connotation aussi forte qu’ambiguë. En effet, difficile d'appréhender un lieu vers lequel convergent des notions aussi antagonistes que le soin et l'isolement, les décisions médicales et de justice, les blouses blanches et les hauts murs. Une imagerie forcément reprise à son compte par le milieu cinématographique pour nourrir ses métaphores politiques, l'hôpital psychiatrique symbolisant ainsi une société devenue profondément aliénante et totalitaire. Seulement, l'esprit contestataire ne dispense pas le cinéaste à l'œuvre d'un minimum de finesse s'il ne veut pas voir la forme venir annihiler ses nobles intentions, comme dans le célèbre Shock Corridor où la caricature grossière avait fini par étouffer la pertinence du propos. Avec l'avènement du Nouvel Hollywood, les mentalités évoluent quelque peu et l'équivoque redevient soudainement à la mode, permettant à un cinéaste comme Miloš Forman d'exploiter justement l'imagerie ambiguë de la psychiatrie afin de donner une vraie profondeur à son allégorie politique : One Flew Over the Cuckoo's Nest vient de naître, et il est brillant !


Cette notion d'ambiguë, qui parcourt insidieusement tout le film, on la retrouve évidemment dans le titre : le terme « cuckoo » évoquant soit le « coucou » soit le « fou ». Elle est d'ailleurs soigneusement cultivée par l'auteur même du livre, Ken Kesey, qui s'est servi de son expérience personnelle (passage en prison, travail en hôpital), et d'un peu de LSD, afin de rendre floues les frontières entre monde hospitalier et pénitencier. Une donnée qui sera parfaitement retranscrite à l'écran par Forman dont la réalisation va tisser d'imperceptibles liens entre ces deux mondes, faisant naître dans l'esprit du spectateur l'impression tenace que l'histoire qu'il regarde se déroule moins dans un hôpital que dans une prison. La première séquence, d'ailleurs, joue plutôt habilement sur cette notion d’ambiguïté puisque l'arrivée de McMurphy à l'asile est filmée comme celle d'un véritable détenu : l'objectif adopte le positionnement d'une caméra de surveillance, la vue en plongée et la posture roide des soignants renvoient immédiatement à l'idée de jugement. Avant d'être soigné, McMurphy est déjà condamné ! La dimension carcérale va ensuite prendre progressivement de l'ampleur à l'écran, grâce à ces indices évocateurs qui seront disséminés çà et là durant le récit (grilles, menottes...), donnant à ce lieu coupé du reste du monde les allures d'un microcosme totalitaire dans lequel les rôles semblent parfaitement établis : il y a ceux qui possèdent le pouvoir, et ceux qui le subissent.


Si la critique du pouvoir totalitaire semble évidente – avec cette allusion à peine voilée à la situation politique en Tchécoslovaquie – le plus intéressant ici demeure la façon avec laquelle Forman va la conduire, en détournant les bonnes vieilles habitudes manichéennes du vieil Hollywood.


Ainsi dès l'ouverture des portes de l'asile, c'est bien le manichéisme qui nous accueille à bras ouverts avec un récit qui semble avoir fait de la culture de la binarité son principal moteur : il y a les soignants et les soignés, les dominateurs et les dominés, Miss Ratched et McMurphy. Si l'opposition paraît basique, elle sera toutefois transcendée par des effets de mise en scène finement expressifs, comme le jeu sur les couleurs (homogène pour l'autorité normative (le blanc de l'hôpital, la tenue civile noire de Ratched), hétérogène pour le trublion (la tenue bigarrée de McMurphy)), ou sur la coloration musicale (musique diégétique pour accompagner la normalité (les disques que l'on passe au quotidien), musique extradiégétique pour souligner l'anormalité (les airs entendus lors des moments d'évasion)), sans oublier bien sûr l'antagonisme entretenu par les acteurs eux-mêmes (l'apparence de Louise Fletcher (calme, visage fermé, coiffure lissée) complète à merveille celle de Nicholson (exubérant, souriant, hirsute)). Finalement, si le manichéisme peut sembler évident, le film évite toutes lourdeurs démonstratives grâce aux trésors de finesse déployés par Forman pour conduire son propos, suggérant ainsi sans la nommer la folle résistance pour la liberté.


Mais si le désir de liberté est une folie, le pouvoir quant à lui n'est qu'aliénation. C'est bien ce que l'univers décrit par One Flew Over the Cuckoo's Nest nous suggère avec force et pertinence. Ainsi l'hôpital, après avoir été perçu comme une entité carcérale, tend à être dépossédé de sa nature propre (celle du soin) pour être le lieu où la seule médecine dispensée consiste à faire entrer l'individu dans la norme : on le dépouille de sa singularité, de sa personnalité, de ses rêves ou de ses désirs : les règles vont être aliénantes (la parole est accordée uniquement lors de réunions formelles parfaitement encadrées ; tandis que le reste du temps l'expression est impossible, qu'elle soit verbale (les discussions parasitées par la musique assourdissante, la demande de cigarettes que l'on fait taire) ou non verbale (la danse qui est interdite)) ; les thérapeutiques vont être tranquillisantes (la chimiothérapie qui rend docile, la sismothérapie qui casse l'esprit rebelle) ; les soignants seront également déshumanisés (Miss Ratched manque totalement d'empathie (personnalité psychorigide lors des thérapies de groupe) et ne cherche qu'à entretenir son pouvoir (afin de préserver son autorité, elle fait valoir son veto pour empêcher l'incarcération de McMurphy et se fait manipulatrice (en jouant sur le sentiment de peur ou la morale) pour faire plier le jeune Billy Bibbit). C'est sans doute sur ce point où le film s'avère le plus efficace, en suggérant l'emprise mortifère du totalitarisme par la mort programmée de l'individu et notamment du désir.


Celui qui va l'éveiller, le désir, c'est bien sûr McMurphy ; désir de parler, de bouger, de penser, de réinventer les règles du jeu, sportif ou communautaire, désir d'une clope, ici et maintenant, de sexe, d'une balade en mer, ou désir de liberté tout simplement, voilà le programme proposé par notre homme à ceux qui acceptent sans broncher les diktats imposés par d'autres. La plupart des patients sont en hospitalisation libre, c'est dire l'influence de ces systèmes totalitaires qui asservissent l'individu en lui enlevant tout désir de révolte. La renaissance du désir se fait progressivement tout au long d'un récit qui alterne périodiquement moment de joie et de détresse, d'espoir et de répression, selon que le nom du gagnant se nomme McMurphy ou Ratched. Tout au long du film, la bataille de pouvoir que se livrent les deux personnages ira crescendo, déstabilisant à chaque fois le peuple patient, pour trouver son apex lors d'une séquence symboliquement très forte, celle de la fête nocturne : les règles sont transgressées, les barrières tombent, le désir est assouvi.


À le lire ainsi, il est tentant de ne voir dans One Flew Over the Cuckoo's Nest qu'un film simplement binaire et gentiment contestataire, opposant à la méchante oppression (Ratched) les vertus de la liberté (McMurphy). Seulement, Miloš Forman s'avère un peu plus malin que cela et parvient à se réapproprier ce goût de l'équivoque si cher au Nouvel Hollywood.


En effet, en y regardant de plus près, on constate que notre homme a saupoudré son récit d'une ambiguïté des plus délectables : McMurphy, aussi libérateur soit-il, nous est tout d'abord présenté sous un jour des plus défavorables : c'est un violeur qui feint la folie pour éviter la prison. À partir de là, tous les doutes sont permis et le personnage peut être vu à chaque fois comme un vrai altruiste ou un obscur individualiste. Et même si parfois Forman se laisse aller au bon sentiment, il parvient néanmoins à créer des séquences remarquables d’ambiguïté, comme celle concernant la coupe du monde de base-ball. Lors de ce passage, peut-être le plus équivoque, on peut considérer l'attitude de McMurphy comme la manifestation de son humanisme (il pousse les patients à enfreindre les règles) mais également comme le signe de son esprit torve (il influence les votes pour servir son propre intérêt). Une ambivalence que Forman va entretenir finement grâce à un plan tout aussi équivoque, en cadrant le reflet de McMurphy sur le poste de télévision et en nous demandant si tout cela n'est pas de la simple mise en scène, si la communion autour d'un match fictif n'est pas avant tout le sursaut d’orgueil d'un homme qui refuse de perdre sous les yeux de sa rivale. Un autre plan, bien plus tard, viendra parachever l'attitude ambiguë de McMurphy : lorsque, près de la fenêtre ouverte, on le voit hésiter entre partir et rester, être individualiste ou altruiste. Pourquoi hésiterait-il, à ce moment du film, s'il était purement désintéressé ?


Là où Forman se montre particulièrement habile, c'est en faisant porter tous les espoirs par un personnage tiers, le Chef Bromden. Symboliquement, le personnage est intéressant car il représente cette masse muette qui est le peuple, ces spectateurs attentifs qui ont regardé la querelle des ego avant de faire entendre leur voix, avant de faire leur choix. Lorsque McMurphy vient le solliciter la première fois, il refuse de le suivre en disant qu'il n'est « pas assez grand ». Être grand, c'est être entier, sûr de ses choix et de ses intentions, c'est-à-dire tout le contraire de McMurphy. Lorsqu'il le décide, Chef Bromden parle, exprime sa pensée, brise ses chaînes et s'évade. Lorsqu'il le souhaite, lorsqu'il le désir, le peuple peut reprendre sa liberté. Il est assez grand pour ça. Forman a le mérite d'illustrer finement son propos à travers la mise en images, en faisant de l'ultime scène le parfait contraire de la première : tandis que la vue en plongée nous laissait voir l'adepte du double je accepter ses chaînes, la scène finale, filmée en contre-plongée, nous montre l'homme du peuple parvenir à les enlever.


Créée

le 2 août 2022

Critique lue 136 fois

14 j'aime

4 commentaires

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 136 fois

14
4

D'autres avis sur Vol au-dessus d'un nid de coucou

Vol au-dessus d'un nid de coucou
Strangelove
10

L'espoir de liberté...

"Vol au-dessus d'un nid de coucou" est un film à part. Un film qui traite d'un sujet que personne à Hollywood ou ailleurs n'avait osé abordé et porté à l'écran. Mais en 1975, un jeune réalisateur...

le 5 févr. 2013

134 j'aime

6

Vol au-dessus d'un nid de coucou
S_Plissken
10

Critique de Vol au-dessus d'un nid de coucou par S_Plissken

McMurphy est un électron libre, il tente de se soustraire à la prison est choisissant l'option hôpital psychiatrique mais les fenêtres ici aussi ont des barreaux. Il va aussi découvrir que les...

le 8 mars 2013

60 j'aime

4

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12