Comme son titre l'annonce si bien - Uzak signifiant « lointain », « distant », en turc - tout sera affaire de distance ou d'éloignement dans ce film : distance géographique entre monde urbain et rural, distance sociale entre le Turc des villes et celui de la campagne, entre la bourgeoisie et le reste de la société, mais surtout distance identitaire entre Turquie traditionnelle et moderne, distance entre l'individu et le reste du monde, entre ses aspirations d'hier et sa résignation actuelle, entre lui et son bonheur ... Uzak parle de la Turquie avec suffisamment de distance pour que son propos devienne universel, abordant avec tact des maux pour lesquels nous sommes tous concernés : tourments existentiels, espoirs déçus, solitude, malaise social...


Pour ce faire, Nuri Bilge Ceylan revisite d'une certaine façon la célèbre fable de Jean de La Fontaine, Le Rat des villes et le Rat des champs, en filmant le rapprochement soudain de deux cousins que tout oppose, Yusuf et Mahmut, un campagnard qui veut s'élancer dans la vie et un citadin blasé par celle-ci, afin de poser tacitement cette terrible question : qu'avons-nous fait de notre vie, de nos rêves, espoirs ou désirs ? Même si elle n'est pas dénuée d'intérêt, brillant notamment par sa modestie et sa sincérité, la chronique sociale qui nous est proposée ne cherche pas vraiment à creuser son sujet, reléguant notamment en toile de fond les notions de chômage ou de crise économique. Ceylan, en effet, semble privilégier avant tout la force évocatrice de la mise en scène, exploitant pleinement cette impression de distance précédemment citée, jouant incessamment sur les langueurs et la durée, afin de confronter le drame de ces deux hommes, afin surtout de nous faire ressentir le désarroi de celui qui se retourne vers son passé.


Des intentions, finalement, assez bien illustrées par une séquence introductive aussi splendide que muette, qui nous laisse voir un homme s'avancer lentement vers l'avant-plan, laissant en arrière-plan une campagne turque figée dans le froid et dans le temps. Le film semble être résumé ici : rapport entre l'espace et la durée, le proche et le lointain.


Proche et lointain, comme le sont les deux principaux protagonistes, et dont la cohabitation forcée va nous révéler leur incapacité à toucher du doigt le bonheur. Yusuf, c'est l'insouciance, la naïveté de celui qui n'a pas encore été malmené par la vie, croyant simplement aux vertus de la solidarité ou de l’ascension sociale, rêvant d'ailleurs, de femme ou de liberté. Mahmut, évidemment, est son double en négatif, il est l'homme désillusionné qui a renoncé aussi bien à ses rêves d'artiste (il est photographe publicitaire) qu'à l'espoir d'être aimé, il est ce brillant intellectuel qui vit dans un monde déshumanisé peuplé de livres, de télé, de pornos et de piège à rats. Seul point commun entre ces deux hommes, le tiraillement perpétuel entre vouloir être autre chose et accepter sa propre condition.


Si Uzak demeure un film âpre et peu facile d'approche, il évite toutefois bon nombre de pièges attendus et de lieu commun, comme le simple éloge de l'authenticité rurale ou le recours à de grands discours psychologisant. Dans Uzak, on parle peu, mais avec peu on évoque beaucoup. Et c'est là où réside son infime beauté, dans son épure méditative, dans sa capacité à sous-entendre la douleur sourde des êtres et l'éloignement inexorable du bonheur.


Un éloignement perceptible à l'écran grâce au choix de mise en scène d'un cinéaste dont le goût immodéré pour la photographie explose au grand jour. Uzak, dans son ensemble, est une merveille de cadrage et de composition. On appréciera ainsi cette aisance à organiser l'espace (l'appartement transformé en lieu de non-vie, avec ces cloisons et ces portes qui piègent les protagonistes avec leurs tourments) ou à suggérer les états d'âme (l'humeur des personnages exprimée par la disposition des corps, par la mise au point de la caméra...).


Ainsi les scènes finement suggestives se succèdent et finissent par dessiner le portrait mélancolique et social de ces êtres à la dérive. Un plan-séquence, muet une nouvelle fois, nous saisit rapidement par son éloquence : Yusuf, attendant devant l'appartement de son cousin, regarde avec insistance une séduisante jeune fille. Mais son désir de vouloir l'accoster sera vite brisé par l'arrivée inopinée d'une fille voilée et le bruit strident d'une alarme de voiture : dans cet Istanbul schizophrénique, où se côtoient tradition et modernité, notre homme est renvoyé incessamment vers son impuissance et sa solitude. De même la séquence, presque comique, qui voit Mahmut faire semblant de s'intéresser à Stalker (Tarkovski, grande référence de Ceylan, sera d'ailleurs cité plusieurs fois dans le film) avant de se morfondre devant un porno, en dit long sur le désarroi qui gagne cet homme incapable de trouver la jouissance.


Finalement, c'est l'impression de déception par rapport à la vie que Uzak parvient à exprimer avec un certain brio : c'est un sentiment sourd et mélancolique qui se dégage des personnages et qui finit par nous envahir progressivement au détour de remarquables fulgurances : c'est un voile neigeux qui tente de recouvrir les déchets de la rue, c'est une femme envers qui on ne peut adresser une parole ou un regard, c'est l'errance de Yusuf dans une ville à la réalité enneigée, c'est l'incapacité de Mahmut à saisir la beauté lumineuse d'un paysage... Mais si la désillusion persiste, Ceylan a le mérite de ne pas verser pleinement dans le pessimisme en laissant poindre l'équivoque, comme l'indique l'ultime scène et le regard de Mahmut perdu entre ici et ailleurs.

Créée

le 15 mars 2022

Critique lue 67 fois

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Procol Harum

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