Face à l’abomination guerrière et la crise des valeurs, les cinéastes US n’ont jamais tardé à réagir, mettant leurs caméras au service d’une démarche introspective souvent féconde en œuvres grandioses et douloureuses. La guerre du Vietnam poussa ainsi Coppola à sonder la folie impérialiste de l’Oncle Sam dans Apocalypse Now, tandis que Cimino s’attarda sur les origines sanglantes de son pays dans le fabuleux Heaven's Gate. En ce début des années 2000, en plein bourbier irakien, le flambeau militant est repris par un Paul Thomas Anderson bien décidé à questionner le mal-être états-unien par son versant mythologique : l’adaptation du roman Oil! d’Upton Sinclair lui offre la possibilité d’évoquer la genèse du capitalisme triomphant, via la victoire annoncée du matérialisme sur le spirituel, de l’individualisme sur le collectif, de l’aigreur misanthropique sur tout élan humaniste. En faisant tomber les mythes fondateurs (la terre du Nouveau Monde, l’archétype du self-made man...), There will be blood stigmatise les bases malsaines sur lesquelles s’est construite la nation américaine : si rêve il y a, il appellera toujours du sang...
En bon cinéphile averti, Anderson se réfère à Kubrick pour écrire sa genèse maudite, et cite expressément le prologue silencieusement symbolique de 2001 lors des premières minutes du film : au fond de son trou, Plainview quête la lueur d’espoir qui le fera s’extraire de sa glaise primitive. L'or noir sera son monolithe, comme l’indique cette mise en scène célébrant la colonne foreuse pointant vers le ciel. Sa main noire suscite la vénération, tandis que la mort frappe déjà ses propres ouvriers : la richesse et la violence forgent l’ADN de cette nation, ce géant naissant sera définitivement boitant. Comme le symbolise la chute de Plainview dans le puits et la fracture de la jambe qui s’ensuit : notre homme va en sortir riche, mais avec une fêlure jamais guérie, avec une claudication annonciatrice de son inévitable chute.
Porté par un Daniel Day-Lewis habité, le personnage devient l’allégorie saisissante d’un capitalisme monstrueux, d’un vampire jamais rassasié, non pas d’argent frais, mais de pouvoir, d’omnipotence : Plainview est l’incarnation du trust pétrolier, vivant pour éradiquer autrui, agissant pour célébrer sa parfaite réussite. C'est pour cela que les « autres » sont écartés du chemin, ces humains foncièrement imparfaits qui, à l’instar de son fils devenu sourd, portent en eux le signe de l’échec ou de la défaillance. Vampirisé par sa mégalomanie, il se transforme en être toxique pour ceux qui l’approchent, falsifiant et corrompant toutes relations humaines (son fils est réduit à un outil de réussite, l’amitié devient une imposture...). Il est la comète nébuleuse donnant à There Will Be Blood des airs horrifiques : une déclinaison vers le film d’horreur afin d’imager le cauchemar US, afin de mieux rendre perceptible cette horreur souterraine qui irrigue l’histoire de ce pays bâti sur la richesse et édifié par la violence.
C'est grâce au travail conjugué d’Anderson et de son directeur artistique Jack Fisk que l’on s’en rend compte, l’imagerie du film jouant constamment sur nos perceptions cognitives en diffusant un sentiment d’étrangeté et d’inquiétude, en soumettant de nombreuses scènes à la logique du rêve ou plutôt du cauchemar (la séquence finale, et son burlesque funeste, en sera d’ailleurs l’apothéose sanglante). C'est ainsi que la terre se charge d’une dimension éminemment symbolique, devenant un sanctuaire maudissant tout profanateur (comme le souligne la musique très expressive de Jonny Greenwood), une entité vivante capable de saigner (l’hémorragie pétrolière qui surgit sous les coups de pioche) ou de faire saigner l’homme (le père biologique de l’enfant qu’elle engloutit...). La puissance évocatrice de la mise en scène doit beaucoup à la sécheresse de ton voulue par PTA, une sobriété déstabilisante et incisive qui nous cueille à froid dès les premiers instants (la séquence dans le puits), avant de nous emporter par ses lents travellings ou ses subites ellipses : graphiquement, le désert exalte ses maléfices et son ambiance malaisante. On a rarement fait mieux depuis le génial et terrifiant Greed de Von Stroheim.
Mais la référence cinématographique que l’on a en tête est sans conteste celle du Malin de John Huston, avec cette similitude entretenue entre Eli Sunday et le prédicateur fantoche incarné par Brad Dourif. Incarnation d’un pouvoir qui se veut moral ou spirituel, Sunday fera office de révélateur pour Plainview (qui sera pleinement plain view). Le motif de la confrontation, si cher au cinéaste, permet alors de mettre en lumière la petitesse de ces êtres qui se veulent si grands, dévoilant la faiblesse morale d’un homme de foi qui finit par être traîné dans la boue, mettant en exergue le cynisme effarent d’un capitaliste prêt à toutes les conversions pour parvenir à ses fins, comme lors d’un baptême aux allures de farce sardonique. Seulement la démarche illustrative d’Anderson a ses limites. Sunday est un personnage bien trop secondaire pour être un antagoniste convaincant ; quant à la dénonciation de sa faiblesse morale, elle manque de poids à cause de l’ombre du charlatanisme qui plane constamment sur lui. De même, le personnage de Plainview manque d’épaisseur psychologique, obligeant Anderson à expliciter lourdement ses affects lors des échanges avec Henry, comme si les 158 minutes du métrage étaient insuffisantes pour les faire émerger.
Une facilité d’autant plus dommageable que There Will Be Blood brille le plus souvent par son expressivité graphique, par sa capacité à faire de l’hémorragie autodestructrice l’expression fascinante de la misanthropie monstrueuse de son héros noir, Daniel Plainview, de cette Amérique furieusement ivre de son capitalisme cannibale. L'ultime scène l’illustre très bien, donnant à L’American Dream les allures d’une bouffonnerie funeste : l’Amérique est assimilée à un champ de bataille exsangue de tout honneur, à un terrain de jeu pathétique où la loi du plus vil prévaut : « C'est bon, j'ai fini », dira Plainview. Le Self-made man a achevé son évolution, il est sorti de son trou initial pour moisir désormais dans un monde sans avenir.