Deux marins dans l'atten(te) pètent.

The Lighthouse constituait l'une des dernières grosses attentes de 2019 me concernant, depuis que j'avais adoré The Witch et été intrigué par les retours très positifs du festival de Cannes. Et encore une fois, on ne peut que constater l'impressionnante démonstration de talent du réalisateur de 36 ans, dans ce qui constitue seulement son deuxième long-métrage, et qui en fait l'un des cinéastes de genre les plus intéressants à suivre en cette fin de décennie.


Le dernier métrage de Robert Eggers partage évidemment des similitudes avec son aîné. Le réalisateur américain, dans sa courte filmographie, a l'air de se spécialiser dans ces huis-clos à ciel ouvert où les espaces extérieurs se transforment en véritables tombeaux d'où aucun échappatoire n'est possible et plongeant les hommes dans la folie. Le deuxième point commun est cette manière de tourner en dérision la dévotion, la croyance en certains mythes, et les superstitions de manière générale. Ici Robert Eggers reprend beaucoup d'éléments classiques et connus de l'imaginaire collectif et de la culture pirate dont il se moque : les sirènes, les histoires à dormir debout sur le rationnement et la privation, le scorbut, la jambe de bois... On est dans un modèle de prophétie auto-réalisatrice, mais le procédé est plutôt utilisé de manière ironique et parodique ici : averti par le personnage de Willem Dafoe que tuer une mouette porte malheur, le personnage campé par Robert Pattinson va malgré tout accomplir sa destinée, et les entraîner tous les deux dans une terrible descente aux enfers.


Je ne reviendrai pas sur le format utilisé et la qualité esthétique indéniable de l'oeuvre qui renforcent le sentiment d'oppression, le resserrement des cadres et le noir et blanc y participant fortement. Mais là où The Witch se prenait extrêmement au sérieux et ressemblait plutôt à un film d'horreur classique, The Lighthouse prend un chemin assez différent dans lequel les dialogues, parfois hilarants, sont en totale roue libre, tout comme le jeu du duo d'acteurs qui ont dû s'amuser comme des petits fous à tourner ce film. La plupart des situations que vivent les protagonistes sont extrêmement cocasses (les pets à répétition en sont un illustre exemple, tout comme les scènes de masturbation) et Robert Eggers se sert parfaitement de ce qu'on connait du monde des marins pour nous plonger dans un univers extrêmement crade et poisseux, avec des personnages très rustres dont la relation qu'ils entretiennent est absolument délicieuse.


Mais ce qui est encore plus fort, c'est la manière dont le réalisateur se lâche et brouille nos repères entre rêve et réalité, entre délire et véracité de ce qu'on voit à l'écran. Ce genre de procédé peut rebuter ceux qui cherchent à tout rationaliser mais si on entre dans le délire du cinéaste, alors on se délecte devant chaque scène de cette descente aux enfers. L'absurde est le maître-mot de cette comédie noire quasiment inclassable : le film ne véhicule certainement aucun message, même si on peut penser au célèbre mythe d'Icare lorsque le personnage de Robert Pattinson finit par atteindre son but initial et se brûle non pas les ailes mais les yeux pour avoir voulu tutoyer le sommet du phare. Mais en réalité, je pense que Robert Eggers se moque énormément des personnages qu'il a écrits, comme il se moquait de la croyance aveugle en Dieu des protagonistes de The Witch, et c'est pour cela qu'il leur offre une fin aussi pathétique dans les deux cas. Le dernier plan de The Lighthouse souligne ce propos tant il semble ajouté exprès après l'épilogue juste pour qu'on contemple une dernière fois le cadavre de son héros.
Sa manière de décrédibiliser ses personnages est assez unique je trouve.


Les deux uniques acteurs du film semblent en tout cas habités pour leur rôle et l'alchimie entre les deux est parfaite : on se délecte de les voir à tour de rôle monter sur leurs grands chevaux du fait de leur détresse psychologique absolue pour laquelle les spectateurs ne peuvent avoir qu'une empathie limitée tant le métrage cherche à faire autre chose que nous émouvoir. En effet, l'extravagance et le rocambolesque des dialogues, tout comme celle du montage, les citations vouées à devenir cultes ("If I had a steak, I would fuck it") ne laissent que très peu de place à la mélancolie du spectateur, notre réaction contrastant fortement avec la situation désespérée des protagonistes. Les discours qu'ils récitent de manière presque théâtrale, les insultes qu'ils profèrent l'un à l'autre, leur volonté de s'entretuer pourraient en faire un film extrêmement effrayant mais ce n'est pas ce ton là qu'Eggers cherche à exploiter et c'est tant mieux car cela confère à The Lighthouse une originalité bienvenue en cette période de production très riche en termes de nombres de films d'horreur mais également très pauvre en qualité. C'est presque dommage que s'attendre à un basculement dans l'horreur pure nuise presque à l'appréciation totale du film, puisque on ne sait pas forcément sur quel pied danser et si on doit être dans la retenue ou pas.


Par ailleurs, le fait de choisir le point de vue interne du personnage de Pattinson, et non un point de vue omniscient qui conférerait au spectateur le statut de complice du réalisateur, participe grandement à la réussite du métrage car jusqu'au bout on ne saura pas quelle est la part de réel et la part de délire dans son expérience dramatique, au point de ne même pas connaître son vrai nom, son propre passé ou même le temps qu'il a passé sur l'île. La scène qui inverse l'identité des personnages sans savoir lequel des deux dit la vérité m'a définitivement emporté. Le spectateur n'obtient aucune réponse mais le tour de force du film est de rendre cela tout sauf frustrant.


Il y a finalement peu de défauts à relever. Certains plans ou certaines idées de narration peuvent sembler artificiels ou donner l'impression d'être utilisés de manière ostentatoire et démonstrative tant Robert Eggers cherche à montrer qu'il maîtrise son sujet ou choquer volontairement. Personnellement, je me suis régalé de ce genre de scènes, comme celle où le héros se défoule sur la mouette ou celle où le personnage campé par Willem Dafoe pique une colère et le tonnerre se déclenche au même moment. Parfois cela tourne même au pur effet de style lorsque l'exclamation de l'un des protagonistes est masquée par le bruit de la sirène, donnant l'impression qu'il produit lui-même ce bruit. Ce côté m'as tu vu pourrait lui être reproché, tout comme le fait que le film pourrait être considéré comme une vaste fumisterie qui donnerait la place à des interprétations de toute sorte sans qu'aucune n'ait en réalité était pensée par le réalisateur. Ce serait faire une mauvaise lecture du film qui se moque justement de tous ces procédés et les réutilise à bon escient : en choisissant des techniques propres à une époque révolue, on peut y voir finalement un pastiche, voire un hommage appuyé à ce cinéma et aux histoires populaires qui portent sur le sujet et l'univers de The Lighthouse. On ne peut également nier que le film défile à une vitesse folle et que l'absence de climax ou presque empêche le ralentissement du rythme, si bien qu'à la fin on en redemande.


Avec The Lighthouse, Robert Eggers continue son sans-faute cinématographique en signant un film très complémentaire du précédent, vraiment différent dans la forme mais partageant des similitudes thématiques indéniables, notamment dans le message qu'il véhicule sur la foi ou la superstition aveuglantes. The Lighthouse constitue l'une des réussites majeures de 2019 et on ne peut que déplorer le fait qu'il soit si mal distribué, car c'est un film qui mérite qu'on lui donne sa chance et qui redonne foi dans la capacité du cinéma de genre à se renouveler.

Albiche

Écrit par

Critique lue 1.7K fois

23
2

D'autres avis sur The Lighthouse

The Lighthouse
Sergent_Pepper
5

(ultra) Light my fire

Il se passe clairement quelque chose dans le cinéma de genre américain, et après une série de réussites réjouissantes (It Follows, Hérédité, The Witch), on est nombreux à attendre de voir se...

le 18 déc. 2019

137 j'aime

19

The Lighthouse
Grimault_
7

Sans soleil

L’affluence extraordinaire laissait déjà entendre à quel point The Lighthouse était attendu lors de ce Festival de Cannes. Sélectionné pour la Quinzaine des Réalisateurs, le film de Robert Eggers...

le 20 mai 2019

82 j'aime

10

The Lighthouse
JKDZ29
8

Plein phare

Dès l’annonce de sa présence à la Quinzaine des Réalisateurs cette année, The Lighthouse a figuré parmi mes immanquables de ce Festival. Certes, je n’avais pas vu The Witch, mais le simple énoncé de...

le 20 mai 2019

77 j'aime

10

Du même critique

Tenet
Albiche
8

Tenet bon (très bon)

Alors que sur les réseaux sociaux, la bataille cinéphilique qui opposait les plus fervents admirateurs de Christopher Nolan à ses détracteurs les plus motivés semble s'être enfin calmée, je ne peux...

le 26 déc. 2020

62 j'aime

16

Les Misérables
Albiche
8

Comment ne pas être un pitbull quand la vie est une chienne ?

Difficile de se sentir légitime d'écrire une critique sur ce film, quand comme moi, on a vécu dans un cocon toute notre vie, si loin de toute cette violence et de cette misère humaine si bien décrite...

le 26 nov. 2019

56 j'aime

8

Game of Thrones
Albiche
10

"That's what I do. I drink and I know things."

Ma critique ne comportera quasiment aucun spoilers et ceux-ci seront grisés, vous pouvez y aller sans risque si vous n'êtes pas encore à jour dans la série. Cette critique a été écrite avant que la...

le 28 août 2017

55 j'aime

32