Comment ne pas être un pitbull quand la vie est une chienne ?

Difficile de se sentir légitime d'écrire une critique sur ce film, quand comme moi, on a vécu dans un cocon toute notre vie, si loin de toute cette violence et de cette misère humaine si bien décrite dans le métrage de Ladj Ly. Pourtant, bien que totalement déconnecté de ce milieu et n'ayant jamais habité dans les quartiers sensibles de la région parisienne, je me suis senti plus que jamais interpellé par ce film coup de poing. En sortant de ma séance, j'étais révolté et surtout extrêmement pessimiste quant à la situation inextricable que présente Les Misérables, qui n'est pas seulement un grand film malgré son faible budget, mais également un film essentiel et nécessaire.


24 ans après La Haine, Les Misérables ne fait pas qu'actualiser le propos du long-métrage de Mathieu Kassovitz : il le sublime, par son aspect quasi-documentaire qui ne fait qu'accroître la portée du message. Au-delà de l'hommage appuyé que constitue le dernier plan en champ/contre-champ, le film de Ladj Ly nous montre qu'une génération plus tard, rien n'a vraiment changé dans les banlieues sensibles. Enfin pas exactement : ethnologiquement et sociologiquement parlant, il y a bien eu une évolution puisque les Juifs si présents dans La Haine rien que par l'intermédiaire de son personnage principal ont déserté les cités au profit de nouveaux clans. L'Islam radical, par exemple, a désormais sa place à Montfermeil ; Chris, le policier désabusé de la BAC, évoquant les fichés S à plusieurs reprises. Mais fort heureusement, Les Misérables ne se focalise pas du tout là-dessus. Comme l'a fait Mathieu Kassovitz avant lui, Ladj Ly nous montre pendant 1h40 à quel point la loi de la jungle est plus que jamais de mise dans la cité des Bosquets et que la moindre étincelle peut déclencher une explosion des plus ravageuses. Chaque clan défend ses intérêts, et la BAC ne constitue qu'un clan parmi les autres finalement. Ce n'est pas tellement un récit sur l'opposition entre les policiers et les habitants de Montfermeil, à la manière d'un western moderne, mais plutôt un constat alarmant sur le statu quo de la situation, et le fait que peu importe qu'on soit flic ou voyou, la vie ne fait de cadeaux à aucun de ces banlieusards.


Là où je trouve Les Misérables supérieur à La Haine (oui, j'ose), c'est du point de vue de l'authenticité. C'est le premier mot qui m'est venu à l'esprit à la fin de ma séance, ce qui n'est pas étonnant venant d'un Ladj Ly qui est peut-être le cinéaste le plus légitime pour parler en connaissance de cause d'un problème aussi sensible sans tomber dans les clichés et les écueils les moins subtils possibles. La Haine avait pour lui son côté avant-gardiste, son style de réalisation unique et son aspect cinématographique indéniable, car Mathieu Kassovitz est un cinéaste confirmé. Les Misérables a pour atout majeur l'expérience et le vécu de son auteur, qui a grandi à Montfermeil. Cela ne signifie pas pour autant que ce long-métrage est moins bien réalisé que La Haine, au contraire. Ladj Ly prouve qu'il n'y a pas besoin d'avoir fait une école de cinéma pour savoir tenir une caméra et filmer des scènes d'actions crédibles, tout en faisant grimper la tension de manière crescendo. Le métrage est parfaitement monté, équilibré et rythmé. L'utilisation du drone pour certains plans aériens permet de dévaloriser encore plus la ville de Montfermeil qui ressemblerait presque à une décharge vue du dessus. Les déplacements de cette caméra aérienne et l'utilisation furtive du plan-séquence peuvent faire penser à ce que fait Gaspar Noé dans Enter the Void, les néons ayant été remplacés par les barres d'immeubles grisâtres et l'insalubrité la plus terrible, pour ne pas dire terrifiante, représentée par ces poubelles et ces ascenseurs en panne. On est à l'opposé même de ce qu'est censé être le cinéma : l'artifice. On pense alors aux dialogues, dont on peine à croire qu'ils aient été écrits tellement ils semblent naturels. On pense aussi aux personnages, extrêmement nombreux mais dont l'authenticité n'est jamais à remettre en cause. Rien ne fait faux : tout est vrai, et c'est cela le plus déprimant en réalité.


Le film alarme, le film constate : à aucun moment il ne donne de solution. Et c'est justement ce qui en fait sa force. On pourrait alors presque faire passer Ladj Ly pour un lanceur d'alerte, les appels à l'aide de certains maires de ces villes miséreuses n'ayant jamais été entendus. Les Misérables agit comme un électrochoc : d'un côté il peut faire prendre conscience à la population (je ne parle même pas des politiciens qui à l'heure actuelle semblent toujours autant déconnectés des réalités) de l'état extrême de misère humaine dans laquelle vivent ces gens, mais de l'autre on voit bien l'impasse dans laquelle on se trouve. Finalement, la trame scénaristique autour du lionceau n'est qu'un prétexte pour aller à la rencontre des différents habitants du quartier et faire une photographie de la vie de cette cité. Evidemment que la bavure policière qui en résulte amène une tension supplémentaire et nous conduit jusqu'à un dénouement catastrophique : mais il n'y a pas besoin d'attendre le climax pour être choqué et attristé par ce qui se passe sous nos yeux. L'émotion reste dans tous les cas mise à l'écart, Ladj Ly ne cherche pas à faire dans le sentimentalisme, ni dans le tire-larmes, le côté documentaire vient aussi de cette froideur et de cette distance dans sa manière de filmer.


A qui la faute ? chantent Kery James et Orelsan. Nous sommes tous impuissants en fin de compte, à l'image du héros venant de Cherbourg et spectateur de ce désastre pendant une bonne partie du film. En retrait, totalement effacé et n'ayant aucune autorité sur les délinquants de Montfermeil, il symbolise à lui seul le fossé qui existe entre la campagne et la ville, entre la province et l'Ile-de-France, ayant certainement entendu parler de ces banlieues difficiles comme tout le monde, mais n'imaginant pas un seul instant à quel point la situation est tendue et dans quelle galère il s'embarquerait avant d'arriver. Même lorsqu'on croit qu'il réussit à s'affirmer, il émet un discours dont on sait d'avance qu'il ne sera pas salvateur, et là où un policier confirmé pète un câble au bout de 10 ans, l'agent Pento n'aura eu besoin que de 24 heures pour passer la pire journée de sa vie.


La dernière phrase du film semble pointer du doigt un responsable, encore que l'interprétation puisse être assez libre, mais on voit bien qu'à la fois tout le monde et personne n'est à blâmer. J'aime le point de vue neutre que choisit Ladj Ly, qui ne prend pas parti et dénonce les deux côtés à tour de rôle. Chris est un flic ripou, il abuse clairement de ses fonctions : sans cautionner ses actes, j'arrive personnellement à les comprendre après tant d'années à combattre les délits et les crimes dans cet enfer à ciel ouvert. "Les Misérables" désigne tout le monde à Montfermeil, aussi bien les policiers que les habitants de la cité des Bosquets. Quand ils rentrent chez eux, les policiers de la BAC retrouvent des logements tout aussi insalubres que ceux appartenant aux personnes contre qui ils se battent la journée. Ladj Ly choisit la fin ouverte : il ne pouvait pas mieux faire car c'est ainsi que son titre prend tout son sens.


"Cultivons notre jardin", disait Voltaire.
"Il n'y a pas de mauvaises herbes, pas de mauvais Hommes, que de mauvais cultivateurs", disait Hugo.
" Et si nous changions d'engrais ?", nous dit peut-être Ladj Ly.

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le 26 nov. 2019

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Albiche

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