Voir le film

En guise de préambule, attardons nous un instant sur une scène a priori aussi brève qu’anodine, et qui se situe dans les dernières minutes d’un récit qui en compte tout de même 210 : alors que le vieux malfrat Frank Sheeran contemple d’anciennes photos, sa jeune infirmière avoue ne pas connaître Jimmy Hoffa, lui qui fut pourtant un personnage majeur de l’Amérique des années 60. Normal, au fond, car avec le temps on oublie, les célébrités comme les anonymes, les acteurs comme la pièce dans laquelle ils jouent...


Pour lutter contre ce fléau ravageur, Martin Scorsese reprend les images de son passé, les oripeaux de ses fresques criminelles, afin de cimenter les souvenirs et graver ainsi dans le marbre inaltérable les traces de ce cinéma qu’il aime, ce cinéma qu’il définit comme un art et non comme un “parc d’attractions”. The Irishman se présente ainsi à nous, non pas comme la redite flétrie d’un cinéaste radotant, mais bien comme un essai philosophique dont la forme singulière déstabilise autant qu’elle peut émouvoir. Une intention fort bien résumée par ce passage où l’on voit Robert De Niro, son alter ego filmique, préparer les modalités de sa propre inhumation : il privilégie le marbre d’un immeuble à l’enterrement et à l’incinération, pour éviter l’effacement définitif, pour espérer qu’il subsiste de lui un petit quelque chose...


Mais avant d’en arriver là, avant de nous inviter à regarder au-delà de la simple évidence, c’est au bilan de toute une époque que The Irishman nous convie. On retrouve donc, outre la présence de certaines gueules familières, les thématiques (famille, religion, rédemption...) et les motifs cinématographiques propres à Martin Scorsese (les armes et les corps que l’on fait disparaître, les trajets en voiture qui évoquent l’errance des personnages, etc.). Mais surtout, on retrouve son goût immodéré pour les histoires, relatant avec entrain celle de l’Amérique à travers celle du crime, celle des hommes à travers celle de leurs tourments. Le cinéma de Martin Scorsese est en voie de disparition car il porte la voix dorénavant démodée des grands raconteurs d’histoires. C’est elle qui traverse The Irishman comme un murmure provenant du passé, comme une douce invitation à ne pas tourner la page et oublier les ténèbres qu’elle contient : l’histoire impardonnable écrite par les hommes, la contre-histoire inavouable de l’Amérique, et la triste réalité d’un monde qui condamne souvent la femme à l’arrière-plan et au silence.


Avant de la solliciter par l’enchevêtrement savant de ses flash-backs, qui mettent en communication le devant de la scène avec ses coulisses, la grande Histoire avec celle des hommes qui la font, l’introspection se niche immédiatement au cœur de l’image, matérialisée par ce plan-séquence avant, par cette caméra déambulant dans les méandres d’un hospice afin de dénicher Frank Sheeran, l’âme damnée qui n’intéresse personne, le responsable d’un crime oublié par le plus grand nombre. L'image parle par elle-même : le temps d’autrefois, qui fut celui des nights clubs et des casinos, de la frime et de la flamboyance, est bel et bien révolu. La place est faite désormais aux intérieurs rances et confinés, au silence pesant et aux corps épuisés... Le film dès lors bifurque de sa trajectoire prévisible, celle qui voudrait faire de lui un simple film de gangsters, pour emprunter pleinement les sentiers de l’introspection et de la philosophie : comment perpétuer le cinéma d’hier sans être piégé par la pure nostalgie ? Comment défendre toute une tradition et un savoir-faire quand le temps inexorablement vous pousse vers la porte de sortie ? Peut-être tout simplement, nous dit Scorsese, en ambitionnant à être, à l’instar de la dernière demeure de Frank, un monument intemporel.


Pour ce faire, il commence à placer au centre de son récit ce qui ressemble à une véritable anomalie : le gangster atteint de vieillissement, le mafieux qui s’éteint à petit feu ! Pour celui qui a déjà regardé les films de Scorsese, tout cela semble surréaliste : comment peuvent-ils faire de vieux os dans un univers pétri de fureur et de violence, dans des films où la mort frappe souvent dès la première scène ? Et pourtant, ils sont toujours là, incarnés comme il se doit par Robert De Niro et Joe Pesci. Si les corps et visages accusent le poids des années, ce n’est pas le cas du petit jeu qu’ils mettent en place et qui ressuscite, d’une certaine façon, une relation qui a su traverser les époques et les films (Raging Bull, Casino, etc.). Ce sentiment d’intemporalité s’exerce de la même façon avec Al Pacino, dont le jeu et les situations semblent redonner vie aux personnages mythiques qu’il incarna (Michael Corleone, Tony Montana, Carlito Brigante...). Si les êtres vieillissent, le vrai cinéma ne prend pas une ride, comme nous l’indiquent ces séquences capables de générer des émotions malgré leurs airs de déjà vues : la mélancolie intériorisée qui s’échappe d’un périple en voiture, la violence tacite que l’on devine lorsque Joe Pesci rentre chez lui avec une chemise ensanglantée...


Ce pouvoir suggestif, Scorsese l’entretient également en travaillant l’univers sonore et plus particulièrement le langage. En effet, si notre homme semble se désintéresser de la violence, souvent promptement expédiée ou reléguée en hors-champ, c’est pour mieux opposer au silence de la mort le langage des hommes, aussi mafieux soient-ils. Ainsi, le langage nous apparaîtra parfois bien poétique, même lorsqu’il s’agit de désigner le pire, donnant ainsi à un vulgaire tueur la possibilité d’être “celui qui repeint les maisons”. De la même façon, les négociations, chantages ou trivialités vont se charger de faconde et de pittoresque, de litote et de sous-entendus, afin bien sûr de se gorger de sens ! Un sens inaltérable, impérissable, que l’on ne retrouve guère aujourd’hui, tant les paroles creuses et les éléments de langage semblent avoir parasités toutes formes de relations.


Mais ce qui a rapidement parasité notre relation au film, c’est le recourt au fameux et tant décrié “de-aging”, outil permettant de vieillir ou de rajeunir le visage des acteurs. Un procédé d’autant plus étrange et perturbant qu’il parvient à contredire le concept même de réalisme : les visages sont irréels, ni “vieux” ni “jeunes”. Quant aux rides, elles semblent perceptibles derrière la surface lisse du “masque numérique”. Si le spectacle qui en découle étonne dans un premier temps, on s’y habitue rapidement et cela ne gêne pas l’adhésion au récit. Seuls quelques petits passages viennent nous faire sursauter tant ils peinent à être crédibles, comme cette scène où De Niro s’attaque à un épicier avec la souplesse d’un octogénaire arthritique.


Mais tout cela soulève une interrogation d’ordre général : en admettant que Scorsese ne soit pas un idiot et qu’il s’y connaisse un peu en cinéma, pourquoi investir ainsi ce procédé technique ? Pourquoi, au fond, ne pas employer des acteurs jeunes pour incarner les personnages dans leurs jeunes années ? Peut-être, tout simplement, pour exprimer par la forme le propos philosophique qu’il souhaite défendre...


En effet, avec The Irishman, on cherche moins à vieillir ou à rajeunir qu’à s’extraire de “la temporalité” : les personnages n’ont pas d’âge car l’histoire des hommes et leurs tourments sont éternels, tout comme le cinéma qui s’y rattache ! Lorsque l’on découvre De Niro “jeune”, en uniforme de soldat pendant la guerre, il a déjà une tête de “vieux” et ne ressemble absolument pas à l’acteur de Taxi Driver ou de Mean Streets. Il ne ressemble surtout pas aux souvenirs que nous avons de lui. Seul le “cinéma” qu’il entretient avec Pecsi parvient à les réactualiser : qu’importe le visage des acteurs, le cinéma est intemporel.


Le grand tour de force de The Irishman est, comme le préambule le sous-entend, de se tenir hors du temps, hors de la vie et de la mort. Ce n’est pas par le prisme de cette dernière que le film nous est conté, car tout se fait grâce au ressassement des souvenirs, par l’activation d’un cinéma tout à fait personnel : en suivant la voix du narrateur, on redécouvre l’histoire éternelle des hommes, de la violence, des remords et des amitiés perdues, on replonge dans celle d’une Amérique écrite dans le sang et les trahisons, on goûte de nouveau à la vigueur d’une mise en scène qui ne fait pas son âge ! Travelling avant, plan-séquence, montage au cordeau, ou encore travail pertinent sur les sonorités et la voix-off, permettent de perpétuer avec force une certaine idée du cinéma !


Un cinéma anti-spectaculaire, qui s’oppose aux “parcs d’attractions” que sont les films de Marvel et consorts, et dont le premier des mérites est de rafraîchir notre mémoire cinéphile, en nous rappelant que l’essentiel n’est pas l’esbroufe oubliable mais bien l’inoubliable émotion qui nous traverse. C'est-ce que The Irishman évoque avec tact et subtilité, lorsqu’il fait correspondre les scènes aux portes entrouvertes. Lorsque Jimmy Hoffa et Frank se retrouvent à l’hôtel, le lien d’amitié qui existe entre eux est symbolisé par une porte que l’on refuse de fermer. Ce motif se retrouve à la toute fin du récit, lorsque le vieillard souhaite que la porte de sa chambre reste ouverte, évitant ainsi de rompre le fragile lien qu’il vient de tisser avec l’autre, l’interlocuteur, le spectateur. Pour ce dernier, d’ailleurs, cette embrasure de porte constitue un précieux trésor, puisqu’elle lui permet de ne pas enfermer ses souvenirs dans le passé et de garder en vie, encore un peu, l’idée que l’on se fait du cinéma.

Créée

le 4 mars 2022

Critique lue 69 fois

3 j'aime

Procol Harum

Écrit par

Critique lue 69 fois

3

D'autres avis sur The Irishman

The Irishman
Vincent-Ruozzi
8

Le crépuscule des Dieux

Lèvres pincées, cheveux gominés, yeux plissés et rieurs, main plongée dans sa veste et crispée sur la crosse d'un revolver, Robert De Niro est dans mon salon, prêt à en découdre une nouvelle fois. Il...

le 29 nov. 2019

152 j'aime

10

The Irishman
Moizi
5

Quand la technologie saborde un film

Le problème avec The Irishman c'est son rythme (entre autres). Scorsese a envie de peindre, non pas des maisons, mais la vie de son personnage principal et en toile de fond l'histoire de l'Amérique...

le 28 nov. 2019

101 j'aime

19

The Irishman
RedDragon
5

Une époque révolue...

Désolé Mr Scorsese, je n'ai pas accroché, je m'en excuse. Déjà, cela commence avec quelques plans sur une maison de retraite médicalisée, ce qui annonce clairement la couleur, et puis Al Pacino,...

le 28 nov. 2019

87 j'aime

45

Du même critique

Napoléon
Procol-Harum
3

De la farce de l’Empereur à la bérézina du cinéaste

Napoléon sort, et les historiens pleurent sur leur sort : “il n'a jamais assisté à la décapitation de Marie-Antoinette, il n'a jamais tiré sur les pyramides d’Egypte, etc." Des erreurs regrettables,...

le 28 nov. 2023

83 j'aime

5

The Northman
Procol-Harum
4

Le grand Thor du cinéaste surdoué.

C’est d’être suffisamment présomptueux, évidemment, de croire que son formalisme suffit à conjuguer si facilement discours grand public et exigence artistique, cinéma d’auteur contemporain et grande...

le 13 mai 2022

78 j'aime

20

Men
Procol-Harum
4

It's Raining Men

Bien décidé à faire tomber le mâle de son piédestal, Men multiplie les chutes à hautes teneurs symboliques : chute d’un homme que l’on apprendra violent du haut de son balcon, chute des akènes d’un...

le 9 juin 2022

75 j'aime

12