C’est quasi vierge de tout sentiment critique que j’ai rencontré The Fabelmans ; réussissant même à éviter la bande-annonce. Je n’ai visionné aucun des derniers Spielberg, et n’escomptais rien d’autre qu’un bon spectacle. Deux heures et demie plus tard, ma compagne (qui n’en attendait pas davantage) est dithyrambique, et moi, comme gêné aux entournures. Les premières remarques qui me viennent en contrepoint de son enthousiasme sont assez brutes : c’est bien fichu, mais quelque chose là-dedans fait faux - je suis bien en peine de préciser quoi, et je n’aime pas ça.

Il me faut faire un pas en arrière : j’ai été déçu par où je ne l’attendais pas. Ce sont les scènes visant explicitement à susciter une émotion triste qui m’irritent le plus, particulièrement celles qui font intervenir Michelle Williams et Paul Dano, le couple parental. Et c’est de cette surprise qu’il me faut partir pour bien élucider. Pourquoi est-ce que ce sont précisément ces scènes, qui ont tout pour me plaire - deux excellents comédiens que j’aime voir jouer, des histoires de famille, de la nostalgie qui s’articule autour du cinéma… - qui m’ont été les plus pénibles ? Quelques pistes : la musique omniprésente, sa mère jouait du piano donc il en faut partout (ce n’est pas parce que c’est justifié intradiégétiquement que c’est une bonne idée) ; l’émotion sans cesse indiquée par un haussement de sourcil de Dano (qui les a très mobiles) ou par la larmiche au coin des yeux de Williams (qui les a très embués) ; les dialogues sur-écrits par moments ; les cuts trop nombreux et pas toujours justifiés… Mais j’ai l’impression de péniblement gratter la surface.

Un long débat, et une courte nuit plus tard, ce texte fera tentative d’élaborer la gêne, autant que le sentiment de faux. C’est une notion freudienne qui m’a tourné en tête toute la nuit : celle du souvenir-écran. Elle désigne ce type particulier de réminiscences anodines, parfaitement nettes, délicatement enrobées de sucre et de banalité, venant masquer des représentations plus difficiles à appréhender qui seront refoulées. Les deux types d’expérience seront liées par une contiguïté spatiale et/ou temporelle : “les composants non essentiels d’une expérience vécue représentent dans la mémoire les composants essentiels de la même expérience vécue”. Je m’en tiendrais là pour l’instant : il me semble que ce que Spielberg filme, là, pourrait avoir une fonction un peu analogue. Si l’on excepte quelques (rares) sérieux moments de conflit, Spielberg nous présente une version douce de la réalité, nimbée d’une certaine brillance, d’une certaine beauté. Les conflits sont beaux, les protagonistes de ceux-ci restent beaux en toute occasion, jamais n’éructent ni ne s’invectivent pour de bon ; ne perdent jamais leur statut idéalisé. Même la bizarrerie maternelle est belle : le singe qu’elle achète s’intègre on ne peut mieux dans ce monde enchanté. Et moi, ça m’embête. “Tout ne peux pas ressembler à du Cassavetes” - je suis d’accord ! Mais il y a là un choix qui n’est pas sans conséquences. Cela produit une appréhension du réel que Spielberg a bien le droit de faire sienne. Et que j’ai le droit de trouver brillante et fausse. Tout irait bien si l’on en restait là.

Seulement, dans la matinée, je ne peux m’empêcher de jeter une oreille à quelques commentaires. Qui disent en substance : “c’est-son-film-le-plus-personnel” - et aussi, immédiatement, qu’il s’agit d’un grand film qui nous dit des choses universelles.

Je souscris assez à la première partie de l’énoncé : il semble que le film de Spielberg offre quelques clés pour attraper quelque chose de son cinéma, au-delà de ce métrage particulier. Il met en scène un choix : celui de rêver sa vie à travers le cinéma. Thématique omniprésente, qui s’incarnera on ne peut plus explicitement dans la scène où sa compagne de bal lui dit “tu ne peux pas tout réparer” - avant qu’il ne projette le film à sa promo. Un défi se présente, Sam/Steven le relève et en ressort grandi. Je ne voudrais pas trop rapidement le classer du côté du récit libéral classique, car The Fabelmans fait place à un certain nombre de déterminismes. Dès la scène d’introduction, dans cette dialectique très binaire entre une mère du côté de l’émotion / un père du côté de la technique, puis par l’intervention régulière de protagonistes venant relancer la machine pour un tour : l’oncle Bernie qui crée la dissension et offre une caméra, le grand-oncle excentrique tout droit sorti d’Hollywood qui d’un vibrant monologue lui dessine un destin…

Le réalisateur sent bien que le choix s’impose aussi à lui : il est tout autant fardeau, et Steven, Sisyphe moderne, cherchera de film en film à faire béer les bouches comme celles de ses parents ont bées lors des premières projections. C’est l’incapacité à faire autrement [avec la vie] que le film révèle. Il s’agit bien d’un film très personnel, mais pas d’abord parce qu’il met en scène des éléments biographiques. Plutôt ce me semble parce qu’il fait état de l’émergence d’un symptôme… Voilà pourquoi ce film m’intéresse - en tant que témoignage clinique - mais ne me satisfait pas sur le versant du cinéma.

Mais même là, le conflit est presque absent. De fait, estomaquer son public ne représente aucune espèce de difficulté pour l’apprenti cinéaste - chaque fois son film produit l’effet recherché, et même au-delà. L’adolescence pas davantage : rien ne s’incarne dans le corps, ni les coups qu’il prend (cicatrices parfaitement élégantes), ni le sexuel devenu possible (tout se passe comme sur des roulettes)... ni même l’antisémitisme à vrai dire, qui a tout l’air d’une petite contrariété vite oubliée dans la rencontre des deux jeunes filles. Chacun sa croix donc (même pour les juifs, nous dit le film), mais celle-là n’est finalement pas si lourde. Le grand oncle qui prophétisait le déchirement, finalement, s’en faisait pour pas grand-chose… Toute sa vie, il s’agira de (se) raconter des histoires.

Le prétendu “registre du conte” dans lequel s’inscrirait le film ne règle rien à l’affaire à mon avis. Je saisis l’idée, j’ai même vu que le film s’appelait The Fabelmans, mais qu’est-ce qu’un conte qui ne fait place à aucune espèce de trouble / danger / bizarrerie / inquiétude ? [je suis assez honnête pour excepter la scène du film de plage présenté devant la promo, où la relation de Sam au beau gosse caricatural fait entrevoir une réelle complexité - j’aurais voulu plus de ça]. Pour ce qui concerne l’universalité et la magie donc, il faudrait voir. Peut-être est-ce tout simplement que cette vision du monde ne me convient pas (plus ?) tout à fait.

Mon appréhension parle bien-sûr de moi. Nonobstant Jurassic Park, venu toucher la très profonde fibre de l’amoureux des dinosaures que je fus un jour, et La Dernière Croisade, aimé parce que transmis par mon père… Je crois qu’un certain imaginaire - celui développé par Spielberg, auquel j’accorde volontiers une certaine importance dans l’histoire du cinéma - me reste relativement étranger. Je n’ai à ce jour jamais vu E.T., pas davantage toute une série de films fin 80’s début 90’s (contemporains de ma naissance donc) style Goonies qui mettent en scène des bandes de pré-ados américains faisant des trucs de pré-ados américains. Je ne fantasme pas sur les campus américains, ni sur les blazers ridicules, ni sur les jeux de rôles sur plateau. Ce film m’aura permis d’épingler ça : ma nostalgie de cette époque est presque absente. J’ai regardé sans déplaisir Stranger Things ; sans que cela suscite en moi beaucoup plus que “d’accord, c’est bien fait”. Je n’aime rien de l’esthétique (de la fin) des années 80. Pour que cela me touche vraiment, il y faut sans doute autre chose que le fumet de l’époque… Un peu de trouble, quel qu’il soit. Du conte, mais qui me remue un peu à l’intérieur. Je reprendrai avec plaisir des salles d’arcade bruyantes et surchargées ; mais il faudrait qu’elles puissent être aussi bien bureau de vente par correspondance de water-bed - et si possible assaisonnées de sprints absurdes, de sueur, et de remugles émanant des corps.

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le 4 mars 2023

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Paul Wew

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