La formule « Inspiré d’une histoire vraie » se retourne comme un gant. Efficace, on voit bien le trouble qu'elle jette sur les actualités et sur la critique, les enjeux qu'elle déplace. L'inverser, c'est dire que le cinéma devient le modèle, qu'il provoque l'événement ou, dans une moindre mesure, le conditionne. En suivant cette généalogie douteuse, Joshua Oppenheimer traite d'un fait d’histoire peu connu, le massacre indonésien. Du demi-million de personnes sacrifiées, parmi lesquelles, en premier lieu, des communistes et des Chinois, on ne sait pas grand-chose, si ce n’est que le coup d’envoi a été lancé par Suharto en 1965. Les coupables, donneurs d’ordre et exécutants, n’ont pas été inquiétés et ce, malgré le relatif tournant démocratique amorcé dans ce pays depuis plus de vingt ans. L’impunité est donc le sujet de The Act of Killing, aux commandes duquel figure un cinéphile pervers : Anwar Congo, élégant vieillard, tortionnaire, citoyen comblé. En lui offrant un dispositif répondant à ses vœux, Joshua Oppenheimer pousse à l’extrême, et met à l’épreuve, les moyens et les pouvoirs du documentaire.


En tant que documentaire, d’ailleurs, The Act of Killing assure une fonction mémorielle. En effet, dans sa confrontation avec les instigateurs d’une tuerie de masse facilitée à l’époque par certains gouvernements occidentaux, il conjure en quelque sorte la mort et l’oubli : tout se passe comme si les disparus regagnaient une voix, certes ténue, mais d’autant plus forte et belle d’être reconquise, en sourdine, sur les paroles insoutenables que prononcent à l’écran leurs meurtriers – paroles de cruauté assumée, paroles d’indifférence, paroles désaffectées. Un dispositif qui rappelle le Shoah de Claude Lanzmann et, surtout, l’excellent S21 de Rithy Panh. À l’instar des anciens bourreaux de Tuol Sleng rejouant les scènes qui jalonnaient leur quotidien sous le régime Khmers rouges, les protagonistes de The Act of Killing, pour la plupart meurtriers de masse impunis, se prêtent au “jeu” de la reconstitution. Devant la caméra d’Oppenheimer, les gestes de mort sont posés à nouveau, avec une lenteur effroyable – analysés, glosés, décomposés et commentés, déconstruits par ceux-là même qui s’en acquittent.


Toutefois, de S21, The Act of Killing n’emprunte certainement pas le ton : la gravité méditative qui habitait les images de Panh, leur extrême retenue, laissent ici place aux couleurs criardes, aux fanfaronnades et aux pantomimes grotesques – car le film d’Oppenheimer est aussi celui des tortionnaires et de leurs acolytes ; il s’élabore avec eux, emprunte leur langage et finit par leur


ressembler. Or, en l’absence de sanction ou de condamnation officielle, ceux-ci vivent dans la certitude hallucinée de leur innocence, et dans la nostalgie du temps où leur cruauté maintenait l’Indonésie sous une chape de terreur. Contrairement aux geôliers de Tuol Sleng, Anwar, Adi et leurs comparses laissent filtrer dans leur démonstration l’étonnante superficialité de leur rapport au monde – entre fascination pour le cinéma américain, soif de célébrité, cupidité revendiquée, goût du luxe, farniente, etc.


On le comprend vite, The Act of Killing exploite pleinement le double sens qu'évoque son titre : acte de tuer, acte d’une pièce de théâtre, acte au cours duquel entre en scène des comédiens qui n'en sont pas. En ce sens, Oppenheimer met en place un contexte dangereux, mais aussi captivant, car il nous en révèle plus sur notre nature que nombre d'autres documents sur la violence humaine. Quoiqu'on puisse penser d'Anwar, la caméra n’ose le juger qu'à une seule reprise (lorsqu'il appelle ses petits-enfants pour qu'ils viennent regarder certaines images du film où leur grand-père interprète ironiquement le chef communiste de l'époque, le documentariste s'interpose et suggère à l'homme de se désister) et se tient sinon à distance de cet individu que nous apprendrons à connaître sous ses moindres coutures. Si le documentaire axé sur le portrait humain a généralement tendance à nous rapprocher naturellement de son intervenant principal, la plus grande qualité de The Act of Killing est précisément de se jouer de cette fascination naturelle face à Anwar, en exploitant le principe de la fiction au cœur de la fiction, pour créer une distance salutaire entre le sujet et ses actes, un moment propice à la pure réflexivité. On n’est pas loin du cinéma de Werner Herzog et ça tombe bien, puisqu’il figure au générique aux côtés d'Errol Morris...


Oppenheimer pose sur les bourreaux le regard de celui qui cherche son reflet dans un miroir : il laisse affleurer ce qui fait d’eux des hommes ordinaires – civilisés, avenants et sociables –, sans renoncer pour autant au glaçant constat d’Hannah Arendt sur la banalité du mal. En ce sens, The Act of Killing remplit presque la fonction d’une thérapie, voire d’un tribunal : de fait, le dispositif particulier qu’il met en place, en imposant à ses protagonistes la mise à distance de soi à soi dans le jeu, a pour effet de renouer entre victime et bourreau le lien que le meurtre exigeait de rompre. Sur la scène dressée par Oppenheimer, sa propre humanité rattrape bientôt Anwar : se glissant dans la peau de ses victimes pour les besoins de la fiction, il réalise soudain toute l’atrocité de ses actions ! Dans la réinterprétation de ses chorégraphies meurtrières, Anwar se confronte de plein fouet à ce qui l'inscrit dans la communauté des Hommes :


son corps chancelle, râle, crache, éructe, il vient de le laisser pantelant face à l’ampleur des responsabilités qu’il n’est soudain plus possible de fuir.


Mais au-delà de ses vertus purificatrices, The Act of Killing doit se voir comme un “acte” d’historien : en reconstituant l’acte de tuer, Oppenheimer cherche à contextualiser le conflit dans l'histoire passée. Il filme les corps reproduire des événements historiques, il révèle au plus grand nombre l’existence d’un massacre tombé dans l’oubli. En creux, c’est bien l’honneur des victimes qu’il tente de rétablir, et la démarche est loin d’être gagnée : si leur souffrance a enfin une histoire, ce n’est pas encore le cas pour leur identité. La plupart des personnes ayant demandé l’anonymat par peur des représailles...

Créée

le 13 oct. 2023

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Procol Harum

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