En voyant ce documentaire pour la première fois j'imagine que quand on est un minimum humain c'est le sentiment de stupéfaction qui domine. Peut-être aussi une envie sous le coup de celle-ci de se demander mais pourquoi regarder cela ou tout simplement pourquoi tourner un tel truc. Chose dont je tenais à parler dans cette bafouille en espérant ne pas être trop maladroit tant le sujet abordé dans ce documentaire est terriblement sensible. A vrai dire c'est la deuxième fois que j'essaye d'écrire cette bafouille tant j'ai du mal à mettre des mots pour parler de ce que j'ai ressenti devant cette œuvre. Le nom original de ce film documentaire est d'ailleurs beaucoup plus cru et révélateur que le titre en Anglais : Jagal, en Indonésien semblant signifier « boucher ».


Le principe en soi du documentaire est clairement expliqué dès son début avec en plus quelques donnés factuelles tout ça posé de la manière la plus neutre possible et déjà cela semble hors norme : aller en Indonésie suivre des anciens du groupe paramilitaire des Pemuda Pancasila auteurs de massacres sous Suharto (alors soutenu par les occidentaux et surtout les États-Unis), entre 1965 et 1966 ayant engendré au moins un million de morts de soi disant « communistes ». Tout en sachant que leurs critères pour déterminer qui est communiste est comme il est dit à un moment du documentaire... très large. En gros il suffit d'être Chinois, paysan sans-terre, syndiqué, intellectuel au sens large ou plus largement tout ce qui déplaisait aux indicateurs de cette milice.


En les suivant les réalisateurs montrent qu'ils sont non seulement totalement libre et sans aucun risque d'être inquiété pour ce qu'ils ont fait, mais en plus qu'ils n'hésitent pas à parler ouvertement de leurs actes. Au moment où le documentaire était tourné (entre 2005 et 2011), les réalisateurs montrent qu'ils sont toujours considéré comme des héros par les membres actuels et plus jeune de cette milice et ont même encore du poids et une proximité avec certains politiques (au moins certains membres de partis politiques et le vice président ; l'élite dirigeante Indonésienne étant souvent des descendants de participants de près ou de loin à ces tueries de masses).


Le film à sa sortie en Indonésie n'a pas tenté de passer le comité de censure et ceux qui ont tout de même voulu le projeter en Indonésie ont du faire face aux tentatives d'intimidation de la milice. Deux diffuseurs du film ont été menacé de mort et le directeur d'un journal a été battu pour avoir intégré un article faisant la promotion du film. D'ailleurs parmi les réalisateurs de ce film il y a Joshua Oppenheimer, Christine Cynn mais aussi des personnes (Indonésiennes) qui comme dans le cas d'autres participants au film ont choisi de rester anonyme par peur de problèmes légaux ou pire extrajudiciaires avec l'Indonésie tant le sujet est difficile (il ne faut pas oublier que les Pemuda Pancasila se considèrent fièrement comme des gangsters faisant valoir l'origine étymologique de ce mot qui se dit « preman » en Indonésien, qui dérive de « homme libre »). Le tournage a été en plus une réelle épreuve pour l'équipe du film et par moment difficile à supporter moralement vu les personnes qu'ils filmaient (1). Tout cela sont autant de preuves du caractère hautement sensible du sujet encore au moment où sort le film plus de 45 ans après les faits.


Le membre de la milice que les réalisateurs suivent le plus, Anwar Congo a probablement tué, d'après ce qui est dit, aux alentours de 1000 personnes. Les réalisateurs le suivent alors qu'il se retrouve à faire un film avec d'autres miliciens et proche de la milice et des exactions de cette époque. En fait The Act of Killing par ce parti pris de les suivre dans ce cadre montre presque tout ceci comme la reconstitution d'un crime dans le cadre d'une enquête policière ou d'un travail de recherche historique sur leurs crimes, mine de rien pas forcément si connus en occident, même si les hommes que les réalisateurs font s'exprimer, tout en les plaçant d'une certaine manière sur le banc des accusés, ne risquent pas vraiment de procès à la fin. Cependant rien que le fait de filmer des aveux précis et détaillés d'Anwar Congo lui-même et des membres de la milice ou proche de celle-ci qu'il rencontre et qui ont participé à ce système macabre me semble être quelque chose de précieux. En tout cas au moins en tant que document historique, en tant que témoignage majeur sur une réalité de cette époque qui pour mieux la comprendre mérite d'être regardé (d'autant plus vu la pression que certaines personnes participant ou cherchant à diffuser ce documentaire ont subi en Indonésie par ces milices et leurs soutiens dans l'élite Indonésienne).


« La définition des crimes de guerre est faite par les vainqueurs. Je fais partie des vainqueurs. Donc je peux faire ma propre définition ».


Cependant le film va au delà de cela. J'ai déjà entendu dire (notamment dans un podcast de qualité) que peu de fictions réussissent à égaler certains grands documentaires. The Act Of Killing fait justement partie des documentaires que j'ai vu (je pourrais citer aussi entre autres quelques documentaires de 王兵 [Wang Bing] comme 铁西区 [A l'Ouest des Rails] mais aussi certains documentaires de Werner Herzog, d'ailleurs un des producteurs de The Act of Killing, comme Échos d'un Sombre Empire), où je me suis dit qu'une grande partie de la fiction cinématographique avait du retard par rapport à un cinéma documentaire de cette tempe.


En effet les images, les personnes, les propos que les réalisateurs captent semblent parfois surréalistes à un point que bien peu de cinéastes auraient été capable de simplement les imaginer et à fortiori de mettre en scène. Par exemple cette scène d'intervention sur une émission de télévision Indonésienne d'anciens membres des Pemuda Pancasila défendant avec force leurs anciennes actions au contact de membres de cette émission me semble emblématique tant elle semble irréelle, inimaginable, et pourtant quand elle arrive à l'écran c'est un moment inouï de cinéma provoquant une émotion de terreur très particulière. Toutefois elle est captée dans un contexte bien réel où les « personnages », qu'il me semble possible de qualifier de monstrueux, existent pourtant bien en chair et en os dans le « réel ». C'est cette confrontation à la folie d'une certaine réalité qui renforce d'autant plus le caractère particulier et dérangeant de l’expérience de cinéma présente dans ce documentaire qu'une fiction serait bien incapable de produire.
Ce raisonnement me pousse à dire qu'il s'agit de mon point de vue du plus terrifiant des films que j'ai pu voir des années 2010. Loin devant n'importe quel film d'horreur ou thriller « psychologique ».


« - Combien de personnes a-t-il tué ?
- Environ 1000
- Comment peut-il dormir ?
- Est-il hanté ?
- Beaucoup d'entre eux sont devenu fous.
- Non, ils sont devenus riche.
- Riche par le vol.
- Mais tuer tout ces gens les a rendu fous, aussi.
 »


Évidemment dès que je réfléchis à ce documentaire, au sujet qu'il veut traiter et à la manière dont il le traite, tout sentiment moral est mis à mal vis à vis de ce que je vois au profit de quelque chose de beaucoup plus ambigu, un sentiment particulier qui ne peut qu'interpeller. En effet le documentaire n'est pas là pour faire la morale (hormis la petite explication du contexte au tout début) et tant mieux. Ce serait lourd, il n'en a pas besoin vu le nombre d’aveux émis sur les exactions. Il n'y a donc pas de filet moral à base de voix-off surlignant quoi penser, d'abus de montage pour faire dire aux gens ce que les réalisateurs voudraient d'eux et rien de plus, ou encore de musique sur-démonstrative (dans The Act Of Killing le peu de musique est minimale, accompagnant les scènes de danses tournés par les miliciens dans le cadre de leurs films, notamment cette scène lunaire où ils font une chorale dans la nature en reprenant très à leur sauce la musique « Born Free » de John Barry en lien avec leur vision bien particulière du gangster), chose qui est bien malheureusement trop souvent la norme dans bien des documentaires (notamment télévisuels mais pas que).


Ici les réalisateurs prennent le temps de suivre ces miliciens et les guident par leurs questions mais restent en retrait laissent aussi le temps de la réponse. Après tout les réalisateurs disent clairement chercher à comprendre comment un tel déchaînement de violence a pu être possible. Le fait de les laisser s'exprimer dans cette logique est nécessaire pour bien connaître les personnes dont on parle, ainsi les comprendre n'est en aucun cas les dédouaner, les légitimer ou les excuser. D'autant que dès le début leurs actes sont clairement exposés.
Refuser cette complexité aurait probablement été bien plus démagogue. C'aurait été se contenter de donner au public les caricatures de monstres auxquelles il s'attend.


Mais non les réalisateurs cherchent l'honnêteté intellectuelle et ainsi l'illustration d'un réel plus complexe que des cadres moraux aussi étriqués que confortable. Car au delà des horreurs qui nous sont décrites, au delà de la monstruosité qui déborde de ce film, ce qu'il y a de justement difficile à capter dans la fiction, et au passage ce qu'il y a de probablement plus terrifiant mais aussi de plus troublant est que ces gens qualifiables de monstres ont pourtant une part, au moins en apparence, de normalité humaine. Ils semblent même trop humain parfois pour que cela soit acceptable, trop « ordinaires » d'une certaine manière. Ils aiment le cinéma, les beaux chapeaux, la danse, les femmes. Ils cherchent même parfois à être sympas, rigolo. Plusieurs fois par ailleurs ils se posent des questions sur le bien fondés de ce qu'ils ont fait, ils essayent de se justifier. Ils parlent de la hantise qui demeure. Et ce alors qu'ils avouent pourtant le caractère profondément « sadique » de leurs actes et qu'ils ne semblent pas les regretter outre mesure, voire même encore pratiquer le racket de Chinois.


Là où je veux en venir c'est que le cordon « sanitaire » entre nous et les « monstres », les « déséquilibrés » non seulement est rendu plusieurs fois flou, mais semblerait presque trop « facile » et réducteur. En effet dans ce documentaire la banalité du mal n'est pas un concept théorique de philosophie mais une réalité importante qui prend vie devant les yeux abasourdi du spectateur. Certes les miliciens se revendiquent comme gangsters, des bourreaux et semblent avoir une appétence particulière pour la violence extrême mais en même temps ces gens peuvent être « humains ». Par quel contexte cela peut-il arriver, comment le pont entre l'humain et la monstruosité a lieu ? Le documentaire ne tranche pas définitivement car ce serait une gageure et de toute manière ce n'est pas son rôle. Toutefois sur certains passages The Act Of Killing donne quelques indices. Par exemple quand Anwar Congo discute avec un autre membre de la milice du poids qu'un des films de propagande avait sur des jeunes, sur la milice et même sur lui-même, ou encore quand The Act of Killing montre comment, encore aujourd'hui, les Pemuda Pancasila sont chauffés à blanc dans des rassemblements parfois avec une intervention du vice-président Indonésien lui-même.


Plus généralement ce documentaire aborde aussi le rapport aux images notamment dans cette manière de suivre ce « tournage » de film des miliciens sur leurs exactions passés. Plusieurs fois ces miliciens illustrent, avec ce tournage, les exactions qu'ils viennent de raconter avec précision devant la caméra, plusieurs fois il m'était extrêmement difficile de me dire qu'à ce moment ce n'est « qu'une » reconstitution un peu grossière. Et cela malgré parfois une utilisation de poupées ou de maquillage grossier donnant à l'ensemble quelque chose de grotesque. Le contexte et la logique de reconstitution sont de toute manière trop dérangeants pour réussir à sainement se dire qu'à ce moment précis ce n'est pas la réalité de leurs exactions.


In fine tout cela pour dire que ce film est important. Quoique je comprenne en fait, après avoir mis des mots sur mes sentiments vis à vis de celui-ci, qu'il puisse être rejeté en bloc. C'est clairement un film à ne pas mettre entre toute les mains, c'est pour un public extrêmement averti. De toute manière je ne crois pas que ce film laisse grand monde indemne. Cela dit c'est précieux un film documentaire fait par delà la douleur qui emmène pendant 2h40 son public voir dans les yeux et avec une telle force le fond de l’abîme dans tout ce qu'elle peut avoir de perturbante et d’ambiguë.


(1) Quelques détails sur les conditions de tournage et de diffusion du film : https://www.pri.org/stories/2014-01-16/quiet-agony-filming-act-killing

Noe_G
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le 10 mai 2021

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Noe_G

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