La prison, dans le cinéma français, c'est tendance. Il y a là un sujet de légitime indignation, dont s'emparent nombre de nos cinéastes, dans des styles très variés, du feel good movie au brûlot engagé. Le dernier en date est l'assez joli Je verrai toujours vos visages de Jeanne Herry. Pour la belge Eve Duchemin, il n'est pas nouveau puisque, jusqu'ici connue comme réalisatrice de documentaires, elle avait consacré son dernier, En bataille, au portrait d'une directrice de prison.

Jeanne Herry avait abordé la question sous l'angle de la justice réparative, Eve Duchemin choisit de focaliser sur les courtes permissions de sortie. Qu'est-ce qu'il se passe dans la tête d'un détenu lorsqu'il se retrouve à l'air libre pour 48h ? Un bien beau sujet, que la réalisatrice parvient à traiter de façon convaincante - malgré une grosse réserve quant à la forme, qui conclura cette critique.

En anglais, "temps mort" se dit "time out", et il se trouve qu'un débat agite la communauté éducative autour de ce mot. Faut-il isoler un enfant qui dépasse les bornes ? Les "pour", emmenés par Caroline Goldman, le préconisent, afin d'interrompre pour un temps une relation qui dérape. Les "contre", tenants de "l'éducation positive", par exemple Isabelle Fillozat, prétendent que la mesure est traumatisante pour l'enfant. On peut faire un parallèle avec la prison qui, dans notre système, cherche plus à punir qu'à réinsérer – mon père mène une bataille pour changer ce paradigme. L'emprisonnement est une mise à l'écart, mais aussi bien souvent un temps mort, au sens où il n'est pas productif - quand il n'est pas franchement contreproductif. Mais, par ce titre, Eve Duchemin inverse malicieusement la notion : le temps mort, c'est cette courte permission, pleine de promesses qui ne sont que rarement tenues. Un temps improductif, donc.

La cinéaste choisit de suivre trois personnages en parallèle. Il eût été convenu, et artificiel pour une oeuvre qui se veut avant tout réaliste, de les faire se croiser façon Iñarritu. Voilà un premier piège dans lequel Eve Duchemin ne tombe pas. Bonnard dépasse simplement en voiture Hamousin qui a choisi de marcher, sur la route qui mène à la prison. Parfaitement crédible.

Tout comme Jeanne Herry dans son film, pour éliminer tout procès en stigmatisation, Eve Duchemin a choisi un panel représentatif en termes d'origine et d'âge. Colin est un jeune beur, Bonnard un Blanc dans la quarantaine, Hamousin un Noir quinquagénaire. Uniquement des hommes et uniquement des gens issus de milieux défavorisés, mais ça c'est une réalité sociologique incontestable. Echantillon représentatif aussi sur les durées de peine : le jeune est là pour peu de temps, le quadra pour un peu plus, le quinqua a déjà purgé 20 ans.

Chacun veut profiter au maximum de son week-end hors les murs : Colin pour voir ses copains et faire la fête mais aussi pour affronter sa mère qui ne lui a pas pardonné ce qu'il a fait, Bonnard pour retrouver sa famille et gâter son fils, Hamousin pour faire ses preuves dans un emploi, ce qui pourrait accélérer sa sortie. Les trois histoires nous sont contées, en un classique montage alterné, finement dosé pour ne pas se montrer trop scolaire. Trois chromos, où chacun des personnages parvient à exister plus qu'en surface. Pari amplement gagné de ce côté-là.

"Je suis pas que ça !"

J'ai lu partout qu'on ne savait rien de ce qu'avaient fait les permissionnaires. Ce n'est pas tout à fait vrai : on comprend que Colin a agressé sexuellement une fille, en bande organisée. Mais il n'a pas dénoncé ses copains dealers, ce qui lui vaut leur reconnaissance. Ils commencent par lui offrir le portable que la prison lui a refusé, puis lui mettent une fille dans les pattes (Ethel Gonzalez, aux faux airs de Sylvie Testud), une chambre d'hôtel et de quoi se défoncer pour faire bonne mesure. Mais violer une fille, montre le film, ne fait pas des dégâts que chez la victime : on ne dit pas assez que les détenus sont très souvent dévorés par la culpabilité. C'est le cas de Colin, en mille morceaux quant à la question sexuelle. Lorsqu'il lance, à sa soeur qui ne le lâche pas, "ça ne m'étonne pas que tu te trouves pas de mec", il prend cher sur le mode "parlons-en de ton rapport aux filles, qui t'ont mené là où tu es". Ses copains soupçonnent cette fragilité, au point de l'avoir présenté à cette fille comme "puceau". La scène dans la chambre d'hôtel est l'une des plus belles du film : Colin se sent incapable "d'honorer" Sabrina mais il ne veut pas non plus qu'elle parte, il veut qu'elle reste mais qu'elle lui "fiche la paix"... Son immaturité est palpable autant que sa gêne, très bien rendue par le jeune Jarod Cousyns. Palpable est le mot juste puisque Sabrina lui demande de la "doigter" (poésie, quand tu nous tiens). Un fiasco, malgré la bonne volonté de la fille. Pour ce qui est de faire la fête, c'est raté... J'aurai donc subi pour rien une nouvelle fois ces insupportables scènes de boîtes de nuit, un vrai cliché du cinéma contemporain. Au moins Eve Duchemin ne montre-t-elle aucun jeune qui tire sur une clope : comme quoi il n'est pas indispensable pour être réaliste de verser dans ce poncif qui a déjà fait tant de dégâts. Elle en évite encore un autre : Colin ne se fait pas entraîner par ses potes dans le trafic de drogue durant sa permission. Dont acte.

Pour ce qui est de rencontrer sa mère, c’était tout aussi mal engagé : lorsqu'il arrive à l’appartement familial elle le bat froid, se contente de placer une assiette sur la table à son intention puis part travailler sans lui adresser un regard. Mais, en cherchant à la retrouver dans l'un des wagons qu'elle nettoie, il apprendra qu'elle avait finalement pris sa journée pour le voir. Un rendez-vous manqué. Ou presque, puisque dans une scène assez émouvante, après qu'il aura avoué à sa mère que oui, il était bien le coupable, il s'écriera "mais je suis pas que ça !". C'est évidemment le drame de tout détenu d'être réduit, à un numéro d'écrou certes, mais aussi à ce qu'il a commis. Sa mère finira par lui ouvrir sa porte. Pour bien peu de temps devine-t-on, puisque les 48h sont presque écoulées, mais Colin aura conquis l'essentiel, du moins de ce côté-là.

"Ouvrez surveillant !"

On fait connaissance avec Bonnard alors qu'il subit une inspection de sa chambre. Les surveillants lui suppriment un simple jus de pomme qu'ils le soupçonnent de faire fermenter : notre homme suit un traitement incompatible avec l'alcool. Saura-t-il résister, lâché dans la nature 48h ? Ses parents lui ont préparé un repas de fête, avec le rôti de boeuf qui va bien. Il y retrouve son frère, qui exalte les vertus viriles : il faut se battre, être le meilleur. Une façon de suggérer qu'un tel environnement tend à maximiser les chances de déraper ?

Ce n'est pourtant pas le caractère de Bonnard, on le découvre lorsqu'il calme le bébé de son frère (devant les mines angoissées de la mère et du grand-père) ou lorsqu'il accueille son fils, qui a finalement accepté de venir, en se déguisant en monstre. Au foot, il se montre bon enfant, au stand de tir il interrompra la séance en choisissant une peluche rose plutôt que le "drone" que son fils était sur le point de gagner, au grand dam de ce dernier. On apprendra à cette occasion que c'est son grand-père qui lui avait appris à tirer à la carabine. Bonnard apparaît donc plutôt comme un doux dans un environnement qui porte à l'agressivité. Mais un doux en souffrance, qui ne tiendra pas le week-end sans boire, incitant son fils à faire de même avant de se couvrir de ridicule dans un bar. Sa belle stratégie pour reconquérir sa progéniture (le faire rire, jouer avec lui) n'aura pas été couronnée de succès. Il n'aura même pas obtenu du garçon, qui "n'a pas le temps", qu'il le visite à l'avenir, même de façon sporadique.

Bonnard est à présent en manque de médicaments, il devient fou. Son père accepte de le mener de nuit à la prison puisqu'aucune pharmacie ne peut dépanner sans ordonnance, mais en précisant bien que c'est la dernière fois qu'il l'accueille chez lui. Visiblement il en a vu de belles par le passé et n'a pas la patience aimante de sa femme. Dans une scène intense, notre homme hurle pour que le factionnaire le laisse entrer en pleine nuit : prêt à écourter cette perm' qu'il a tant attendue pour obtenir sa médication... Cruel constat. Au petit matin, lorsque son père le reconduira, un soupçon d'affection sera perceptible dans son regard. Pour Bonnard, ces 48h auront tout de même été bien amères.

Karim Leklou, qui a pris du poids pour le rôle, incarne avec beaucoup de conviction cet homme aussi fragile qu'instable. Il concourt grandement à la réussite de cette partie du triptyque.

"Je ne suis plus rien"

Le troisième personnage est ce qu'on nomme une "longue peine". Il tranche donc à bien des égards avec les deux autres, ce qu’Eve Duchemin exprime en le filmant souvent dans des intérieurs sombres. Là où Colin et Bonnard sont exubérants et volontiers colériques, Hamousin est calme et mutique. Il s'est préparé longuement à cette permission, aux forts enjeux pour lui. Au nombre de deux : il lui faut d'une part obtenir une preuve d'emploi, d'autre part reprendre contact avec sa famille qui ne lui rend plus aucune visite. Ce second point est plutôt un conseil de la jeune femme qui le suit, persuadée qu'il s'en sortira mieux soutenu par un milieu familial aimant.

Trouver un job, ça va : il s'agit de faire le gardien et l'agent d'entretien d'un immeuble. Le gars qui l'accueille a le malheur d'essayer d'en savoir un peu plus sur son passé, mais notre homme a sa dignité. Un point intéressant : l'acteur choisi par Eve Duchemin a une vraie tête d'exploiteur sans scrupule, pourtant c'est lui qui lui déclare "je crois que tout homme a droit à une seconde chance". Sincérité, ou manoeuvre afin d'obtenir l'accord de ce "repris de justice" pour un job très mal payé ? Chacun jugera. Hamousa prend donc finalement ses quartiers, en alternance avec un autre gardien dans le même genre de situation. Il calcule qu'il lui faudra travailler pendant 23 ans pour payer ce qu'il doit (86.000 € !)... Une réalité que j'ignorais, cette dette abyssale qui reste à payer de façon sonnante et trébuchante pour ceux qui sortent de prison.

Son ex-femme lui rend visite. On comprend ce statut lorsqu'elle parle de leur fille qui vient d'avoir 20 ans. J'ai eu quelque peine à croire qu'elle ait la quarantaine bien sonnée... Wikipedia ne donne pas son âge mais d'après mes calculs l'actrice aurait autour de 35 ans, en tout cas pas plus de 40 ans. Un peu jeune pour avoir deux grands fils qui terminent leurs études... Petit problème de crédibilité du casting ici.

La scène est assez touchante : Hamousa reprend contact avec ses racines, en mangeant le plat que son ex-épouse lui a préparé, en revêtant la chemise qu'elle lui a apportée, puis en dansant avec elle sur une musique "du pays". De quoi faire craquer notre homme, mais Edith a refait sa vie. Elle a une belle voiture, mais elle ne la doit pas à son nouveau mari, comme le pense Hamousa de façon traditionnelle. Son ex-femme partie, Hamousa constate avec rage et amertume la tache qu'a laissé ce moment excitant sur son slip. Une tache qui souille notre homme, comme celle qui lui valut la prison, qu'on ne peut effacer d'un claquement de doigts. Philipp Roth n'eût pas dit autre chose.

Edith essaie de convaincre son ex mari de rencontrer ses enfants. Mais comment les affronter, alors qu'il a l'impression de n'être plus rien après 20 ans d'incarcération et de silence vis-à-vis d'eux, privé même d'une carte d'identité valable ?

Après s'être adonné à ses exercices quotidiens de musculation comme en cellule (on ne se défait pas si aisément de vingt ans de prison), notre homme décide de se rendre au rendez-vous, poussé en cela par son très humain collègue qui le met dehors par cette belle journée. Et là, patatras, alors qu'Eve Duchemin a négocié avec beaucoup de doigté le reste de son film, elle se plante : cette scène de retrouvailles jure par ses outrances. D'abord dans la situation : ce nouveau mari très accueillant et ces enfants qui ont super bien réussi (l'un est kiné, le second ingénieur, la troisième fait Science-po, n'en jetez plus !). Ensuite par la réaction de la petite dernière, Lucille, dont la diatribe sonne faux, Martha Canga Antonio n'étant pas à la hauteur du défi - à moins qu’il faille incriminer en priorité les dialogues ? Le toujours très convaincant Issaka Sawadogo tente bien de rependre la main mais le mal est fait.

Pour Hamousa, les perspectives sont encore plus sombres : il n'aura pas renoué avec sa famille et l'emploi qu'il a trouvé le condamne à une nouvelle vingtaine d'années à trimer pour très peu. Sa beauté intacte, lui a assuré Edith, lui laisse espérer de retrouver rapidement une femme... "au pays". Mais comment quitter la Belgique ainsi lesté de dettes ?

Analyse comparée des trois situations

Plus la peine est longue, plus l'expérience du temps mort est négative, semble dire la réalisatrice. Logique, tant la durée s'inscrit dans les corps et dans les têtes. Un plaidoyer en filigrane pour un raccourcissement des peines, qui allègerait aussi l'indigne surpopulation carcérale, aussi scandaleuse en Belgique qu'en France : les Pays-Bas y sont parvenus, pourquoi pas nous ?

Au-delà de ce "score" différencié, il est intéressant de comparer les situations des trois permissionnaires.

Les mères ? Celle de Colin le rejette, celle de Bonnard (Blanka Ryslinkova, aux faux airs de Yolande Moreau) le soutient, celle de Hamousa est absente. Un tableau équilibré, probablement assez représentatif.

Les pères ? Celui de Colin est absent, celui de Bonnard le rejette, celui de Hamousa est absent. Un tableau franchement négatif, là aussi justifié : on sait que l'absence de père concourt beaucoup à la délinquance.

Les épouses ? Colin n'a pas de copine, Bonnard ne fait que croiser son ex-femme qui n'entend pas le fréquenter, quant à Hamousa on a vu l'impasse où il était de ce point de vue, même si son ex-épouse le soutient plutôt. Un bien sombre chromo.

Les enfants ? Colin n'a pas de fils mais un jeune frère qu'il incite inconsciemment à adopter ses propres penchants (au grand dam de sa soeur qui le voit faire), Bonnard ne parvient finalement pas comme on l'a dit à renouer avec le sien, pas plus qu'Hamousa avec sa progéniture, le fossé étant trop grand. Pas plus d'espoir de ce côté.

Ce constat me semble réaliste. Sans verser dans le didactisme, Eve Duchemin parvient à dire beaucoup sur la réalité des détenus. Bravo.

Oui, mais...

J'en viens à la réserve évoquée en début de critique. Elle concerne ce choix de la caméra à l'épaule et des gros plans "au plus près des personnages". Pour le coup, voilà un cliché du cinéma contemporain que la cinéaste n'a pas du tout évité.

Qu'est-ce qu'un auteur ? Quel que soit l'art, un créateur qui met un point d'honneur à se singulariser du tout-venant. Or le style caméra à l'épaule est omniprésent, un peu jusqu'à la nausée en ce qui me concerne. Les Américains ont le montage nerveux, à trois secondes par plan (cf. Katherine Bigelow), insupportable. Nous, on a ça. Cinéastes français - et belges donc - allez voir Jeanne Dielman récemment élu (à ma grande joie) meilleur film de tous les temps ! Vous comprendrez la force d'un plan fixe. D'ailleurs les quelques belles scènes mentionnées dans cette critique sont celles où la caméra se pose un peu. Lorsqu'on ne fait que du plan séquence, impossible de composer son cadre et je suis bien en peine de vous citer une seule image marquante de ce Temps mort. Une réserve de taille puisque la forme prime pour moi, au cinéma comme en littérature.

Plus anecdotique, on regrettera ces lettres capitales énormes pour indiquer la progression des jours, façon Grave de Julia Ducournau : très tape-à-l’oeil. Et incongru, pour ce film globalement nuancé et subtil qui donne envie de découvrir les documentaires de la cinéaste.

7,5

Jduvi
7
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le 20 mai 2023

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Jduvi

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